BD, Tome II, La lieue gauloise de la Table de Peutinger., pages 51 à 57, La Diana, 1881.
La lieue gauloise de la Table de Peutinger.
M. Révérend du Mesnil donne lecture de la note suivante :
On sait que l’un des premiers soins d’Auguste, maitre paisible de la Gaule et du vaste empire romain par la mort d’Antoine, fut, en l’an 27 avant J.-C., d’établir partout des communications directes et faciles avec Rome : ce furent de solides et grandes voies, viae publicae, qui permirent le transport rapide des armées et encouragèrent le grand roulage qui amena vers l’Italie les marchandises, les denrées, tous les produits de notre sol.
Ce premier système de viabilité fut accompagné de chemins vicinaux, viae vicinales, destinés à desservir les points principaux du territoire à l’écart des grandes lignes, ou à abréger pour les voyageurs les longs parcours.
Les chemins vicinaux qu’on a heureusement appelés d’intérét local, ne furent que des chemins naturels : pour les retrouver, il est nécessaire d’interroger les traditions, de bien comprendre la configuration du sol ou certains mouvements de terrain afin de les distinguer de ceux imputables au moyen-âge, ou encore d’en appeler aux noms anciens qu’ils portent ou à ceux des lieux qu’ils traversent.
Au contraire, les viae publicae sont plus reconnaissables : elles s’annoncent par des restes d’un pavage particulier qui a défié, en beaucoup d’endroits, les ravages destructifs du temps ou des eaux. Presque toujours, elles suivent en ligne droite les inflexions des terrains : on ne songeait point alors à creuser des tranchées au sommet ou au flanc des coteaux ; on n’élevait point de remblais au fond des vallées, pour niveler ou adoucir les pentes ; beaucoup même de ces routes n’étaient que d’anciens chemins gaulois élargis ou rectifiés, appropriés enfin à une civilisation plus avancée. La table dite de Peutinger, dont la rédaction primitive remonte au Ier siècle de notre ère, est la plus précieuse statistique de ces grandes voies, qu’Agrippa s’attacha ensuite à étendre et à perfectionner, car ce fut lui qui fit construire les quatre grandes voies dont Lugdunum, Lyon, fut le point de jonction. Il n’est pas de document plus précieux que cette carte pour la topographie de notre patrie à l’époque gallo-romaine, quoiqu’elle ne soit à proprement parler qu’un simple memento des lieux d’étapes des soldats romains ; elle nous a conservé les anciens noms de villes ou de celles depuis longtemps disparues, et à ce titre, elle est fréquemment invoquée par les archéologues. Sans doute, elle n’est pas sans quelques erreurs, dont les unes proviennent des transcriptions inexactes qu’après mille ans d’existence (nous parlons de l’époque de son achèvement), put faire l’artiste qui la peignit sur les douze feuilles de parchemin qui nous restent, les autres d’un désordre apparent et d’une confusion qui est due à la nécessité dans laquelle il se trouvait d’utiliser les blancs, pour écrire certains noms trop longs pour être placés là où ils devaient l’être véritablement. Mais ce qui augmente, pour ceux qui consultent l’un ou l’autre de ces précieux segments, la difficulté de s’en servir, c’est la diversité d’appréciation de la mesure itinéraire dont la somme figure après chaque gîte d’étape. Il ne nous paraît pas inutile de faire connaître notre opinion appuyée de preuves : elle appellera, nous l’espérons, un débat dont sortira la lumière complète, car il est nécessaire de s’entendre sur un sujet qui revient si souvent dans nos travaux.
Il est établi que, sous la domination des Romains, deux mesures itinéraires étaient usitées en Gaule : dans la province Romaine, c’était le mille ; au-delà, à partir de Lyon, c’était la lieue : nous nous occuperons spécialement de cette dernière puisqu’elle était employée, dans les pays qui formaient notre Ségusiavie, à partir de Lugdunum : usque hic legas, dit le rédacteur de la Carte de Peutinger; – Exinde non millenis passibus, dit Ammien Marcellin parlant de la Saône, sed leucis itinera metiuntur.
Ce terme de lega, que Jornandès (Hist. des Goths, ch. 36) et Ammien Marcellin (Les Empereurs Romains, ch.XI) écrivent leuca, paraît dérivé du celtique leac’h, qu’on a eu tort de traduire par le français lieue : il signifie proprement le lieu, l’endroit où les Gaulois plaçaient une pierre pour indiquer la fin de leur mesure itinéraire qu’ils composaient de quinze cents pas ; singulis mille quingentis passibus, a dit Jornandès. Pierre, en celtique, se dit méan, au pluriel mein, d’où sont venus les mots dolmen, francisé de taol, table et de mein, pierres ; c’est-à-dire la table de pierres ; menhir, de mein et de hir, long, les longues pierres, les pierres hautes.
Les Romains continuèrent l’usage gaulois et placèrent des bornes dites milliaires, où furent gravés, avec le chiffre des distances, les noms et titres des empereurs par les ordres desquels elles furent placées : une M indique le mille et une L la lieue gauloise ; témoin la colonne itinéraire de Moingt qui porte au-dessous de la légende, IMP CAES JUL, etc., cette indication L VIIII, neuf lieues.
Au reste, « il faut remarquer, » a dit M. de Caumont, «que la lieue gauloise était désignée tantôt sous le nom de lieue, tantôt sous celui de mille, et que souvent le mot millia n’indique point des milles romains, mais des lieues gauloises, lorsqu’il s’applique à la partie des Gaules où cette mesure était usitée. »
Or voyons les différences qui existent, parmi les auteurs modernes, sur la valeur de cette lieue gauloise, employée au-delà de la province romaine :
Walkenaër l’évalue à |
2208m |
D’Anville à |
2209m 50, |
De Caumont à |
2211m 16, |
De Boissieu à |
2221m 50, |
Nos collègues MM. Vincent Durand, |
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Guigue, Baron de Rostaing (1) à |
2222m |
Pistollet de Saint-ferjeux à |
2415m |
Bergier à |
2475m |
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(1) 50 au degré de latitude, dit notre savant confrère dans ses Voies romaines des Ségusiaves, p. 1.
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Nous-même avions adopté ce dernier chiffre dans notre rapport sur Moingt et Champdieu, parce qu’il nous avait paru, mieux que les précédents (Voy. Bulletin t. I, p. 183), comprendre les fractions.
Le hasard vient de mettre sur les rayons de notre bibliothèque un travail spécial fait, sur cette intéressante question, par M. Michel, Ingénieur des Ponts et Chaussées, qui en a fait, en 1872, le sujet de son discours de réception à l’académie de Lyon. Il s’est attaché à comparer avec soin les monuments antiques de cette ville avec ceux de Vienne, il a mesuré avec la plus scrupuleuse exactitude les inscriptions purement gauloises ou celles des objets fabriqués par les Gaulois, et, d’un travail minutieux et concordant, il a conclu que la valeur du pied romain était, d’après nos mesures métriques, de 0 m. 296 et celle du pied gaulois de 0 rn 322.
Il est remarquable que cette mesure se soit conservée jusqu’à notre système actuel, dans le pied de roi divisé en douze pouces et égal à 0 m. 3248 d’après l’Annuaire du bureau des Longitudes.
On sait que le pas gaulois était de 5 pieds: 0m 322 X 5 = 1 m. 610 ; la lieue gauloise valait donc incontestablement 1.500 X 1.610 ou 2415 mètres, le chiffre donné par M. Pistollet de Saint-Ferjeux, d’après les très intéressants travaux de M. Aurès, mentionnés avec éloges, en 1867, par M. Alfred Maury, membre de l’Institut, dans le rapport sur les récentes découvertes archéologiques, rédigé par ordre du ministre de l’Instruction publique, à l’occasion de l’Exposition Universelle.
Prenons comme démonstration sur la carte de Peutinger, les chiffres placés à la suite des stations qui intéressent nos environs : à cet effet nous partirons de Feurs, Foro Segustavaru.
Une première voie allait de Feurs à Roanne : Roidomna, XXII : 22 lieues à 2415 m. l’une donnent 53,130 m ; or, en mesurant sur la carte de l’Etat-major la route par la Bouteresse, Arthun, Bussy, Saint-Germain-Laval, et sous Villemontais, on trouve cette distance sensiblement équivalente à 54 kilomètres : on sait que la carte de Peutinger n’indique jamais les fractions.
Nous avons démontré ailleurs que Mediolanum, qui est suivi du chiffre XIIII, (rectification de M. Vincent Durand) était au quartier de Rigaud, le Tour de Roue, près Montbrison :
nous avons dit que ce chiffre de XIIII lieues était exact (Voy. Bulletin, I p. 188) ; en effet, 14 X 2415 = 33,810 m.
La Voie Bolène, qu’a si bien décrite M. Vincent Durand dans notre Recueil de Mémoires de 1872, partait de Feurs pour gagner Aquis Segetae distant de VIIII lieues gauloises : 9 X 2415 – 21735m, distance exacte. D’Aquis Segetae à Icidmago (Usson), XVII lieues ou 41,055m : la distance judiciaire de Montbrison à Usson est de 43 kilomètres. dont il faut retrancher la distance de Moingt à Montbrison ; c’est donc encore exact.
Une troisième route de Feurs gagnait Lyon par Saint-Martin-l’Estra, Chamousset, Courzieu, Saint-Bonnet-le-Froid, Vaugneray, le Pont d’Alais et Saint-Irénée, soit une distance d’environ 50 kilomètres (1) : la carte ne marque que le chiffre XVI ou 38,640m, mais il est avéré que le scribe a quelques fois « non-seulement défiguré des noms et altéré des chiffres de distances, mais encore omis d’inscrire quelques villes dont la place est restée vide sur plusieurs parties de la carte » (De Caumont). En laissant de côté l’omission possible d’une station intermédiaire, hypothèse admise par M. Aug. Bernard, supposons, comme pour Mediolanum où le V a été confondu avec l’X, qu’il faille lire XXI au lieu de XVI, et nous trouverons exact le résultat : car 21 X 2415m = 50715m.
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(1) Ce travail est facile sur la carte jointe aux Voies antiques du Lyonnais, du Forez, etc. par les hôpitaux du Moyen-Age de M. Guigue. Lyon, 1877.
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Nous concluons : la valeur de 2415m attribuée à la lieue gauloise des itinéraires anciens nous parait la seule exacte ; s’il s’élève quelques différences dans la mensuration actuelle, c’est que nous n’avons pas le tracé ancien absolument certain ; il devient alors nécessaire de le rechercher avec un soin extrême sur les lieux mêmes afin d’arriver à toute la vérité. Cette étude est pour l’archéologue des plus attrayantes, mais aussi assez difficile : les maîtres en cette science ne nous manquent pas, il suffit de les accorder sur ce point, la vraie longueur de la lieue gauloise : puissions-nous avoir réussi !
Sur ce, nous dirons, avec Horace, à celui de nos collègues qui voudra bien s’occuper du même sujet :
Vive, vale. Si quid novisti rectius istis, Candidus iniperti ; si non, utere mecum (1).
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(1) « Adieu, porte-toi bien. Si tu as quelques avis préférables à ceux-ci, fais-m’en part franchement ; si non, uses-en avec moi. »
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M. Vincent Durand dit que la conclusion de M. Révérend du Mesnil est fort sage. Ce n’est qu’après avoir restitué avec la dernière précision le tracé des voies antiques qu’on pourra utilement déduire, de la mesure directe de leur longueur comparée avec les chiffres donnés par les itinéraires, ou rapportée à l’emplacement connu d’anciennes bornes, la valeur exacte de la lieue chez les Ségusiaves.
De nombreuses recherches ont été faites, sur divers points de la France, pour arriver à la détermination de la lieue gauloise. Les chiffres proposés varient dans des limites qui vont jusqu’au dixième de la longueur cherchée. Cette divergence peut tenir à la méthode suivie par les calculateurs, mais aussi à l’existence de mesures différentes selon les temps et les lieux, à la nature plus ou moins accidentée du pays, qui fait varier la longueur réduite à l’horizon des distances mesurées en suivant la pente du terrain, et modifie la longueur du pas de l’homme qui a pu, dans certains cas, servir à les évaluer, à l’inégalité de la taille moyenne des populations, autre cause d’inégalité dans la valeur absolue du pas, etc. Le commandant Bial a présenté à ce sujet des observations très-judicieuses dans son livre, Chemins, habitations et oppidum de la Gaule au temps de César, page 258 et suivantes.
Sans prendre parti dans la question d’une manière absolue, M. Vincent Durand rappelle que la longueur de 2222 mètres, ou plus exactement 2221 mètres 50, est la plus communément adoptée. Cette valeur semble se vérifier d’une manière remarquable sur la voie de Feurs à Saint-Galmier par la Liègue (Leuga, Leuca), dont le nom indique l’emplacement d’une ancienne borne et où tombe en effet très exactement la quatrième lieue. Une différence de 193 mètres par lieue produirait, à cette distance de Feurs, un écart de près de 800 mètres, qui reporterait la borne bien au-delà de la Liègue. La borne de Balbigny, sur la voie de Feurs à Roanne qui, dans le sens opposé, est le prolongement exact de la précédente, fournit un autre moyen de vérification qui conduit au même résultat. Le lieu où cette borne a été relevée est sensiblement éloigné de Feurs de 4 lieues de 2222 mètres l’une. Ces deux portions de routes sont situées en plaine, ce qui élimine les inégalités de longueur dépendant des accidents de terrain.
La séance est levée.
Le Président,
Cte L. DE PONCINS.
Le Secrétaire,
V. DURAND.