BD, Tome LIV, Bibliothèques religieuses et jansénisme en Forez, pages 423 à 449, 1994-1995.

 

BIBLIOTHEQUES RELIGIEUSES ET JANSENISME EN FOREZ

Communication de M. Gérard Aventurier

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Sous l’Ancien Régime, le clergé a dû prendre position par rapport aux mouvements de l’histoire religieuse et intellectuelle : développements de la Réforme catholique, affrontements du jansénisme, philosophie des Lumières. Pour la Loire, les premières études de bibliothèques conventuelles (1) ont mis en lumière la manifestation de ces mutations avec un champ d’intérêts marqués pour la controverse du jansénisme (2). A l’évidence, les analyses d’inventaires n’autorisent pas à établir systématiquement des inférences doctrinales entre livres, lectures et opinions. Pour être interprétés avec quelque rigueur, les choix culturels des trois maisons que nous présenterons – capucins de Saint-Etienne, oratoriens de Montbrison et de “Notre-Dame-de-Grâces en Forest”, doivent être replacés dans les évolutions de l’histoire du jansénisme. Il faut confronter, autrement dit, les catalogues de ces bibliothèques aux données d’une bibliothèque idéale qui regrouperait les grands maîtres du jansénisme ainsi que toutes les tendances de la polémique.

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1 – Alain Collet : Le Fonds de la bibliothèque des Oratoriens conservé à la Diana, Bulletin de la Diana, année 1991, tome LII, n°4. Fabienne et Gérard Aventurier : Livres et Révolution dans la Loire, Bulletin du Patrimoine n°5, Médiathèque départementale, Conseil Général de la Loire, mai 1994.
2 – Les ouvrages polémiques, en matière de religion, s’élèvent pour les oratoriens de Montbrison à 18,55 % des ouvrages sacrés et, chez les capucins de Saint-Etienne, à 6.38 %.

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L’autre difficulté de la méthode tient à la définition même du jansénisme. Il a été présenté aussi bien comme l’oppression de la conscience individuelle par l’absolutisme monarchique que comme l’affirmation d’une dissidence affaiblissant l’autorité royale. Les recherches érudites entreprises depuis une trentaine d’années dissuadent de donner au phénomène janséniste un contenu unique. On ne peut le mettre en perspective que selon des approches multiples, en particulier politiques au XVIIIème siècle et sociales, tel qu’il s’est prolongé dans la Loire au début du XIXème siècle. Le jansénisme populaire qui exploite l’action des derniers oratoriens de Notre-Dame-de-Grâces n’a que des liens distendus avec le jansénisme théologique élitiste de 1640-1660 et même avec la spiritualité pragmatique de Bérulle et des oratoriens du XVIIème siècle. Dans le contexte local qui nous intéresse, en phase d’ailleurs avec la configuration nationale, des aspects diversifiés du mouvement seront à prendre en compte : rigorisme moral, conscience des droits de la personne, lutte contre les Jésuites. D’un couvent à un autre, cependant, une continuité historique doit être recherchée à travers les traditions d’enseignement ou d’apostolat de chacun de ces ordres présents en Forez.

Les Capucins de Saint-Etienne

En possession des trois catalogues du fonds des Capucins dressés en 1790 et 1791 – catalogues par matières, catalogue de 999 titres – l’ancien bibliothécaire de la ville de Saint-Etienne, Galley, supposait le couvent de la rue Tarentaize attaché au jansénisme (3). Pas moins de cinquante-cinq titres consacrés à la querelle, pourraient donner prise à cette présomption. La bibliothèque comprend les ouvrages les plus représentatifs du jansénisme de la première génération : deux livres de saint Augustin sur la faute originelle qui a réduit le libre-arbitre de l’homme et sur la toute-puissance de la grâce ; l’ouvrage à l’origine de la querelle théologique Cornelii Jansenii Episcopi Iprensis Augustinus (édition de 1643) in folio de 1300 pages sur deux colonnes d’impression serrée ; La Fréquente Communion du Grand Arnauld (édition de 1669) où la pratique eucharistique découle d’un affermissement de la pénitence qui requiert la purification intérieure et donc des délais d’absolution ; Les Essais de Morale de Nicole (édition de 1688), oeuvre admirée par ses contemporains. Les capucins ne possèdent pas les éditions princeps de ces trois oeuvres parues respectivement en 1640, 1643 et 1681. Ce décalage peut s’expliquer par leur manque de disponibilités financières. Branche d’un ordre mendiant, ils acquièrent leurs livres en économisant “le superflu des aumônes qui leur étaient distribuées” (4). Au vu de ces titres, on peut dire qu’ils se tiennent attentifs aux débats du premier jansénisme qui va être mis en demeure avec le formulaire de 1661 de prendre parti quant à la condamnation par le pape Alexandre VII des Cinq propositions extraites de l’Augustinus. Jansénius était accusé de nier le libre-arbitre et de restreindre la Rédemption aux seuls prédestinés. L’enjeu théologique était de “concilier l’action de la grâce divine et l’affirmation du libre-arbitre humain, puisqu’exalter l’une revient à nier l’autre ou qu’insister sur l’une a pour conséquence automatique d’amoindrir l’autre” (5). Aussi les capucins présentent, en modération de l’autorité de saint Augustin, trois ouvrages de saint Thomas d’Aquin qui s’efforce d’unir grâce et liberté.

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3 – Jean-Baptiste Galley : Saint-Etienne et son district pendant la Révolution, imprimerie de la Loire républicaine, 1903, tome I, p. 245.
4 – Extrait du texte d’un chroniqueur, sans lieu ni date (1815 ?) : Archives départementales de la Loire, série T 693.
5 – Françoise Hildesheimer, conservateur en chef aux Archives nationales : Le jansénisme, Publisud, 1992, p. 13.

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Comme la plus grande partie du clergé régulier, les capucins de Saint-Etienne devaient suivre encore plus étroitement les conflits liés à la publication en 1713 du principal acte du second jansénisme, la bulle Unigenitus Dei Filius. Clément XI condamnait cent une propositions extraites textuellement des Réflexions morales de Quesnel. La bulle ne concernait pas seulement les principes jansénistes qui “exaltaient l’efficacité de la grâce au point d’anéantir la liberté” (6), elle touchait au fonctionnement interne de l’Eglise, se heurtant par là aux thèses du gallicanisme. Elle provoqua un flot d’écrits, plus de 180 titres pour l’année 1714 ; les capucins en disposent d’une trentaine sur l’ensemble de cette polémique qui va prendre une ampleur historique lorsque le 5 mars 1717, quatre évêques viennent, par dépôt d’acte notarié à la Sorbonne, appeler de la Constitution Unigenitus et à la réunion d’un concile général (7). “Acceptants” et “appelants” vont s’affronter à travers une littérature de combat, dont des exemplaires des deux parties figurent dans le fonds des capucins. Citons : Dissertation dans laquelle on démontre que la bulle Unigenitus n’est ni loi de l’Eglise, ni loi de l’Etat (1752), Appelants célèbres ou abrégé de la vie des personnes les plus recommandables entre ceux qui ont pris part à l’appel interjeté contre la bulle Unigenitus (1753) pour les opposants (8) ; Justification de la Constitution Unigenitus (1718), Les caractères de l’erreur dans Jansénius et Quesnel (1719), pour les défenseurs de la bulle.

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6 – Louis Cognet : Le jansénisme, Presses universitaires de France, 1961, p. 99.
7 – C’ets là plutôt l’affirmation d’un gallicanisme religieux qui revendique, dans les rapports de l’Eglise et de sa hiérarchie, la supériorité du concile sur le pape. On le distingue d’autres courants du gallicanisme, en particulier du gallicanisme politique qui regarde les rapports entre le roi de France et le pape.
8 – Une déclaration royale du 24 mars 1730 fait de la bulle Unigenitus une loi d’Etat.

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Les ouvrages de défense et de réfutation du jansénisme s’équilibrent presque, comme dans nombre de bibliothèques conventuelles. C’est une option que critiquaient les Jésuites de l’époque. Ils réprouvaient les catalogues de type “Bibliothèque janséniste…” que les capucins possédaient sous deux titres différents, “la lecture de livres hérétiques n’était que trop dangereuse” à leur sens (9). Les instruments critiques de la production janséniste sont pourtant tout à fait indispensables pour classer les ouvrages selon leurs orientations. (10) Tous les écrits des jansénistes ne sont pas à classer dans cette obédience ; ainsi La perpétuité de la Foy de l’Eglise catholique touchant l’Eucharistie (1666) de Nicole et Antoine Arnauld, figurant à l’inventaire des capucins, est un ouvrage de controverse antiprotestante. Enfin, il convient de réexaminer les titres transcrits dans les catalogues de la Révolution. L’un d’entre eux est libellé comme annonçant un ouvrage janséniste : Mémoire contre la bulle Unigenitus par le cardinal de Bissy (1719). En fait le cardinal de Bissy conduisait les acceptants de la bulle Unigenitus et un catalogue critique nous restitue le titre exact : Mémoire contre l’appel de la bulle Unigenitus par le cardinal de Bissy. L’examen délicat de cette bibliothèque nous amène à constater que les capucins avaient pris conscience de la réalité suivante : le jansénisme ne pouvait se définir qu’en fonction de son opposé, l’anti-jansénisme, comme l’a remarqué le père Ceyssens, l’un des meilleurs historiens du sujet.

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9 – Colonia et Patrouillet : Dictionnaire des livres jansénistes ou qui favorisent le jansénisme, Anvers, Verdun, 1755, 4 vol. t. III, p. 457.
10 – Cf. Leopold Willaert S.J. : Bibliotheca janseniana belgica, Namur – Paris, 1949-1951, 3 vol., qui concerne aussi le jansénisme français, et Jacques-Charles Brunet : Manuel du libraire et de l’amateur de livres, Paris, 1843-1844, 10 vol.

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Cette correspondance entre les thèses jansénistes et leur critique invite donc à reconsidérer les doutes de Galley. Toute l’histoire des capucins est de nature à inspirer la conviction opposée. A un niveau anecdotique, le père Joseph-Marie, qui a préféré la vie itinérante de missionnaire mais mourut au couvent de Saint-Etienne en 1707, distribuait d’innombrables images du Sacré-Coeur, “luttant ainsi très efficacement contre le jansénisme”(11). Au plan national, le capucin le plus célèbre du XVIIème siècle, Yves de Paris, avait adressé à la Reine Régente des “remontrances” pour la complaisance de son jugement envers La Fréquente Communion. Un définiteur des capucins, chargé des questions doctrinales, Paul de Lyon, a consacré de nombreux ouvrages à l’orthodoxie en réponse au jansénisme. Plus encore, les missions traditionnelles de l’ordre rendent inconcevable l’adhésion à la doctrine de Jansénius : “Profondément anti-janséniste, l’ordre met en oeuvre une pastorale dans laquelle la sensibilité tient une grande place; {…} jamais il ne semble s’être engagé dans la voie du rigorisme prôné et pratiqué par d’autres”(12) Conformément à l’époque, les capucins avaient leur réserve de “libri prohibiti”, soit trente-huit volumes répertoriés en 1790 et probablement retirés dans une armoire fermée à clef ou dans la chambre du supérieur, du “gardien”. Parmi ceux-ci, il faut relever l’ouvrage de Jansénius, donc l’Augustinus, ce qui écarte bien des soupçons, et “quatre bibles hérétiques”(13), dont certainement celle de Sacy, grande traduction commencée en 1672 par le neveu d’Arnauld, directeur spirituel des religieuses de Port-Royal, et le Dictionnaire de la Bible (1693) de l’oratorien Richard Simon, première édition critique de la Bible. Ce dernier livre, riche aussi en informations diverses sur la vie et les actions des principaux personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament, “le nom des poids et des mesures, la valeur des Monnoyes de ce temps”, est l’un des vingt-six ouvrages des capucins conservés dans le fonds ancien de la bibliothèque municipale de Saint-Etienne.

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11 – Cf. Pierre Clapot : Histoire des capucins de Saint-Etienne. Des extraits de son ouvrage sont parus dans le Bulletin du Vieux Saint-Etienne, n° 116, 1979, 4e trim. et n°119, 1980, 3e trim.
12 – Bernard Dompnier : Enquête au pays des frères das anges. Les Capucins de la province de Lyon aux XVIIème et XVIIIème siècles, C.E.R.C.O.R., Université de Saint-Etienne, p. 153.
13 – Archives départementales de la Loire, série Q 423.

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La caractéristique réellement surprenante de ce fonds capucin en matière de controverse janséniste est sa charge en ouvrages antijésuites, plus forte que celle des oratoriens montbrisonnais. Les capucins ne sont concurrencés ni sur le plan local – les jésuites ont essayé en vain de s’établir à Saint-Etienne en 1711- ni sur le plan de leurs activités, étrangères à l’enseignement. Ils n’ont jamais adhéré à un jansénisme militant qui avait souvent pour corollaire une littérature polémique contre les jésuites. Quelle que soit la raison de leur choix, la moitié des trente titres hostiles aux Jésuites date des années 1760, décennie qui vit l’expulsion de France de la Compagnie. Ces acquisitions tendraient au moins à prouver que ces capucins étaient à l’écoute des questions religieuses d’actualité. Un ouvrage relevé sans nom d’auteur, dû sans doute à Le Paige, reflète bien les affrontements de l’époque : Histoire générale de la naissance, des progrès et de la destruction de la Compagnie de Jésus (1762), dans laquelle on retrouve les accusations habituelles “de despotisme et de complot en vue d’une domination universelle (14)” . Une vielle querelle, aussi, réapparaît sur l’évangélisation des Chinois par les jésuites (15) : Les Jésuites convaincus d’obstination à permettre l’idolâtrie dans la Chine (1714). Pour leur part, les seuls jésuites installés dans le département à Roanne possédaient environ 2 500 livres dont “200 livres prohibés, généralement livres faits par les Messieurs de Port-Royal.” (16). On y trouve également les soliloques de saint Augustin, le Nouveau Testament de Mons (1667) de Sacy, Arnauld, Nicole…, “Les oeuvres de M. Duguet” que curieusement, à une exception près, ne possèdent pas les oratoriens de Montbrison dont il a été l’élève. Les fonds de ces deux ordres illustrent les assertions de Claude Jolly : “Les grandes querelles de l’Ancien Régime faisant s’affronter ultramontains et gallicans, jésuites et jansénistes, se retrouvent naturellement dans les bibliothèques, les libri prohibiti des uns pouvait constituer les ouvrages de base des autres et vice-versa”(17).

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14 – Françoise Hildesheimer, op. cit., p. 152.
15 – Pascal y faisait déjà allusion en 1656 : « …dans les Indes et dans la Chine où les Jésuites ont permis aux chrétiens l’idolâtrie même, par cette subtile invention de leur faire cacher sous leurs habits une image de Jésus-Christ, à laquelle ils leur enseignent de rapporter mentalement les adorations publiques qu’ils rendent à l’idole Chacin-Choan et à leur Keum-Fucum« . Les Provinciales; l’Intégrale, Le Seuil, p. 388.
16 – Bibliothèque municipale de Roanne, 2 D 3, n° 2. Cf. également Madeleine Vallet : Le collège des Jésuites de Roanne, Etudes foréziennes, 1975, tome VII, pp. 107-126.
17 – Claude Jolly : « Unité et diversité des collections religieuses », Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques sous l’Ancien Régime 1530-1789. Promodis 1988, p. 19.

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Les oratoriens de Montbrison

Le fonds oratorien de Montbrison en matière de jansénisme, plus important, plus diversifié, ne peut s’étudie sans se référer à l’histoire de cet établissement d’enseignement (1626-1790), réputé avoir eu quelques sympathies pour le mouvement de Jansénius et de Quesnel. Peu de documents nous informent sur l’enseignement donné à Montbrison. Les Mémoires domestiques pour servir à l’histoire de l’Oratoire du père Louis Batterel (18), alors secrétaire général de la Congrégation et ancien supérieur à Montbrison, ne nous livre qu’une brève indication sur son ancienne maison et une douzaine, il est vrai de caractère ponctuel, sur Notre-Dame-de-Grâces. En effet, le collège de Montbrison, installé à l’emplacement de l’actuelle sous-préfecture, était propriété de la ville, Notre-Dame-de-Grâces appartenait à la Congrégation. Auguste Broutin nous apprend que vers 1760 les oratoriens étaient au nombre d’une dizaine à Montbrison, chargés de cent quarante élèves en moyenne (19) L’entretien de la bibliothèque, chiffré à 40 livres dans un budget de dépenses de 2970 livres, semblait convenablement financé. L’incendie de 1775, qui entraîne la fermeture du collège jusqu’en 1784, obligea à resserrer les livres, sauvés en totalité ou en partie, dans un local trop petit. Les administrateurs du district de Montbrison, selon leur inventaire du 27 juillet 1790, les retrouvèrent en désordre, au nombre de cinq mille volumes. Alain Collet, chargé du patrimoine de la médiathèque départementale, a reconstitué la partie de ce fonds conservée depuis 1876 à la Diana et mélangée à sept autres fonds de quelque importance. il a identifié avec certitude 932 titres, “ce qui doit représenter au moins 1500 volumes” grâce à l’ex-libris “Ex libris Oratorii Montembrisonensis” ou grâce à un motif propre aux oratoriens, constitué d’une couronne d’épines qui entoure les mots “Jesus Maria”(20). “Jesus Maria” était le symbole d’une formule d’oblation dite voeu de Servitude à Jésus et à Marie, mise en circulation vers 1612 par le cardinal Bérulle fondateur de l’ordre.

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18 – Louis Batterel : Mémoires domestiques pour servir à l’histoire de l’ Oratoire, Paris, Picard, 1905.
19 – Cf. Auguste Broutin : Les couvents de Montbrison avant 1793, Saint-Etienne, 1876, vol. 2, p. 29.
20 – Alain Collet, op. cit., pp. 858-859.

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Outre son amputation supposée au deux tiers, ce fonds oratorien n’a pas été constitué en autonomie. Il a bénéficié de l’adjonction par don d’une partie de la bibliothèque de Gilbert d’Hostun, dit de Gadagne, baron de Bouthéon, décédé le 5 février 1732. Sa veuve Claire d’Albon, fit don cette année-là ou peu après, d’une partie de sa bibliothèque aux oratoriens. Quoiqu’encore fragmentée par dispersion à la révolution, la collection est représentée dans le fonds oratorien conservé à la Diana par 312 titres, porteurs du blason d’Hostun vérifié par Alain Collet et correspondant environ à 500 volumes. Une source de complication apparaît aussitôt pour juger de la ponctualité des oratoriens à accompagner de leur choix la parution janséniste. Même si la présence des éditions premières n’est pas le seul indicateur pour attester de ce suivi, elle est significative au cours de certains temps forts du jansénisme. Le défaut de livres de visite, on en a vu l’une des causes, et de livres de comptes réduit le champ possible de nos sources. Au moins, les ouvrages inventoriés par Alain Collet, à l’exception de quelques anonymes, sont datés, contrairement à ceux de Saint-Etienne qu’on a en principe tous recensés en 1790 et 1791, mais sans toujours noter leur date d’édition (21). N’omettons pas quelques dons, générateurs aussi de décrochages dans le temps, provenant du père Gabriel Chappuis de Montbrison, Inspecteur général de l’ordre en 1677.

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21 – Recensement exhaustif en principe ; en fait, les ouvrages des capucins détenus dans le fonds ancien de Saint-Etienne n’apparaissent pas tous dans les inventaires de la Révolution à cause de prêts, d’emprunts personnels, d’échanges avant 1790…

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L’une des marques de ce fonds est sa richesse en séries d’ouvrages jansénistes qui se correspondent, s’enchaînent d’une année sur l’autre, se répondent sur un thème précis et enflent souvent la polémique. De nombreux ouvrages comportent en titre :” Apologie pour..”, “Réponse à …”, “Examen de…contre…”. En son sein même, le mouvement janséniste a connu la division, soulignée fortement par Françoise Hildesheimer : “…il n’est pas une thèse soutenue par un janséniste à laquelle on ne puise opposer une thèse contraire, émanant d’un autre membre du parti.” (22) Dans une étude très étayée sur les dominicains de Toulon, Marie-Hélène Froeschlé-Chopard retient la Théologie morale de Genet, possédé aussi par les oratoriens de Montbrison, non comme un ouvrage janséniste en tant que tel, mais parce qu’il a été une source de contestations (il a été attaqué par de nombreux évêques)(23) . Un cas connu de cet enchaînement des polémiques est fourni par Les Provinciales de Pascal, même si le père Daniel, jésuite, le combat dans Les entretiens de Cléandre et d’Eudoxe (1697) ; Dom Mathieu Petitdidier lui répond en faisant l’apologie des Lettres provinciales (1698). L’ouvrage d’Arnauld La perpétuité de la Foy de l’Eglise catholique touchant l’Eucharistie (édition princeps de 1669 du père Chappuis) occasionne en 1670 une réponse immédiate de Jean Claude. Les Réflexions Morales, prolongées par de multiples ajouts, donnent lieu à deux livres de thèse de l’oratorien Quesnel, à deux autres de contre-argumentation, à trois autres de contre-réponses du père Quesnel ; il n’est pas surprenant que toute cette polémique se déroule dans la mouvance de la bulle Unigenitus. Le collège de Montbrison possède une dizaine d’oeuvres de Malebranche de l’Oratoire qui, à trois reprises, a échangé avec Arnauld des vues apologétiques, en particulier à propos de la Recherche de la vérité ; c’était un débat qui marque le penchant de l’ordre pour un rationalisme critique et inspiré. Un des derniers grands théologiens du groupe, Laurent Boursier dont la bibliothèque possède De l’action de Dieu sur les créatures (1713), eut aussi à débattre avec Malebranche.

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22 – Françoise Hildesheimer, op. p. 100.
23 – Marie-Hélène Froeschlé-Chopard, Directeur de recherches au C.N.R.S. : La bibliothèque des dominicains de Toulon au XVIIIème siècle, Provence historique, fascicule 171, 1er trim. 1993.

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Si l’on revient au premier jansénisme, celui du XVIIème siècle, de l’Augustinus et du formulaire rejetant les propositions de Jansénius, la bibliothèque présente trois lignes de force. La première se plie à la production des grands auteurs. Les oratoriens n’ont pas Molina, mais Baïus (fin du XVIème) déjà condamné par le pape et Lessius, l’un des plus célèbres théologiens de la Compagnie. Toujours en matière de théologie, ils suivent plus saint Augustin (sept oeuvres dont l’une sur “la prédestination des saints” ) que saint Thomas (un seul ouvrage) et ils possèdent les principaux ouvrages de Jansénius : Commentaires sur l’Evangile, le Mars gallicus (1639) qui dénonce la politique d’alliance de Richelieu avec les protestants d’Allemagne ; l’édition princeps de l’Augustinus (1640). Les publications attachées au développement de la controverse théologique se succèdent alors dans le fonds des oratoriens : Histoire de la congrégation de Auxiliis (Jacques-Hyacinthe Serry), conférence qui met aux prises à Rome, à la fin du XVIème siècle, les partisans de la grâce efficace et ceux de la grâce suffisante ; Theologia opera de Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran ; Exposition de la Foi catholique touchant la grâce et la prédestination du neveu de Saint-Cyran, Barcos, maladroitement publié par le janséniste Gerberon à la fin du siècle et d’un ton offensant ; L’homme chrétien ou la Réparation de la nature par la grâce (1648) de Senault, supérieur général de l’Oratoire ; les oeuvres d’Antoine Arnauld, dit le grand Arnauld, bien fournies dans le fonds au nombre d’une trentaine (Réflexions philosophiques et théologiques sur le nouveau système de la nature et de la grâce qui entraîne une réponse de Malebranche, Apologie pour Monsieur de Saint-Cyran de 1645, Apologie pour les saints pères de l’Eglise, défenseurs de la grâce de Jésus-Christ de 1651). Arnauld étudie dans ces livres le problème des grâces suffisantes et montre Qu’elles ne sont point données à tous les hommes.

Pour Arnauld, pilier de la bibliothèque, plutôt que de retenir ses écrits contre les protestants et les jésuites (24), mieux vaut relever ceux qui sont attachés à une réflexion sur l’usage des sacrements, représentative de la seconde tendance du fonds. Naturellement, l’ouvrage le plus vendu, La Fréquente Communion, en seconde édition de 1643, est dans le fonds. La tradition de l’Eglise sur le sujet de la pénitence et de la communion (1644, édition de 1653) répond au traité De la pénitence publique du jésuite Pétau avec “un copieux recueil de textes anciens remarquablement traduits par Le Maître (25)”. Les oratoriens se sont procuré Instructions aux confesseurs de Charles Borromée, diffusé par l’assemblée du clergé en 1657 dans un climat rigoriste qui était celui de la Réforme catholique française. Borromée est indissociable de saint François de Salles et de Bérulle ; ce sont les trois auteurs chers au milieu dévot. Le collège montbrisonnais détient des biographies des deux derniers ainsi que Les oeuvres de l’éminentissime Pierre cardinal de Bérulle (1644). Introducteur de la troisième tendance, le bérullisme concilie piété et théologie. Bérulle ne cherchait pas à construire une théorie de la grâce ; tout “en partant de principes augustiniens, il s’efforçait surtout d’amener les âmes à une attitude d’humble dépendance envers Dieu leur créateur et Jésus leur rédempteur” (26). Saint-Cyran, plus influencé par ses relations avec Bérulle qu’avec Jansénius, s’inscrit dans la même sensibilité avec Lettres chrétiennes et spirituelles (1645). Il se peut bien que cette troisième tendance ait inspiré fortement la spiritualité des oratoriens montbrisonnais au XVIIème siècle. En fin de siècle, les trois volumes de la Tradition de l’Eglise romaine sur la prédestination des saints et sur la grâce efficace (1687-1690) de Quesnel se posent comme une synthèse des tendances dégagées, en envisageant “ la grâce dans une perspective toute bérullienne, comme la suite et le prolongement de l’Incarnation “ (27). Il est presque certain que les oratoriens de Montbrison se sont plus engagés dans une spiritualité personnelle tournée vers le mystère de l’Incarnation que dans un jansénisme dogmatique au XVIIème siècle.

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24 – Extrayons L’innocence et la vérité…défendus contre les calomnies que le père Brisacier a recueillies dans son livre « Le jansénisme confondu », où effectivement il accusait les religieuses de Port-Royal de ne point croire en l’eucharistie, de ne pas fréquenter les sacrements…
25 – Louis Cognet, op. cit., p. 44.
26 – Louis Cognet, op. cit., p. 21.
27 – Ibid. p. 90. On pourrait encore citer avec la même résonance un ouvrage de Le Tourneux de 1691, qui a été le meilleur liturgien du mouvement augustinien. Selon Dominique Julia, il visait « à constituer un corpus complet sur la signification spirituelle et littérale de la messe« .

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A la date de 1666, Richard Simon qui juge l’ordre plus antijésuite que janséniste, affirme que les oratoriens ont signé le formulaire d’Alexandre VII sur les propositions de Jansénius. La querelle théologique va se déplacer vers la condamnation des cent une propositions contenues dans les Réflexions morales de Quesnel officiellement prononcée le 8 septembre 1713. La fin du règne de Louis XIV confirme le durcissement des positions. En 1705, la bulle Vineam Domini Sabaoth, rendue par Clément IX à la demande du roi de France, avait réprouvé le “silence respectueux” qui se retranchait derrière la distinction du droit (les Cinq propositions sont condamnables) et du fait (elles ne peuvent être attribuées à Jansénius)(28). Un ouvrage d’Hostun de 1707, La justification du silence respectueux, défend cette distinction et nie toute valeur à la bulle de 1705 en combattant l’instruction pastorale de Fénelon sur cette décision du pape. Huit ans plus tard, la bulle Unigenitus de Clement XI va provoquer un appel au Concile général que les Quatre articles de 1682 plaçaient au-dessus de l’autorité du pape. Les “appelantsvont récuser Unigenitus “non point sur le fait, puisqu’elle condamnait des phrases qui étaient bien celles de Quesnel, mais sur le droit puisqu’elle incriminait des formules qui étaient celles de la pure doctrine augustinienne.” (29) Sur ce débat extrêmement vif; aiguisé par une édition proliférante, la bibliothèque oratorienne compte une centaine d’ouvrages. C’est prioritairement sur cette question qu’il faut bien séparer les acquisitions propres du couvent et la collection d’Hostun. Cela est facile, car la part des premiers est très réduite ou a disparu ; une baisse de recrutement, un manque de ressources ou un certain déclin intellectuel ne pourraient suffire à expliquer cette vacuité intellectuelle durant cette phase capitale du jansénisme.

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28 – La bibliothèque contient un recueil de pièces (1669) sur l’affaire de quatre évêques, Nicolas de Pavillon, Henri Arnauld, Choart de Buzenval et Caulet qui ont été poursuivis pour avoir distingué la fait du droit.
29 – Louis Cognet, op. cit., p. 100.

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La collection d’Hostun comprend un partage assez équilibré entre ouvrages favorables et défavorables à la bulle Unigenitus ainsi qu’une part intéressante de documents de base tel que “recueil de pièces…”, “principes…”, “lettres pastorales…”. Parmi les querelles personnalisées, émergent les écrits de Bissy et de l’inévitable archevêque de Paris, Louis-Antoine de Noailles, aux positions fluctuantes (Noailles a fini par refuser la bulle avec 15 autres évêques, 112 l’ont acceptée). Les apports d’Hostun montrent surtout que l’opposition à la bulle s’étend au bas clergé et aux communautés, phénomène qu’il nous faut analyser et que résume bien un titre de bibliothèque, Le cri de la Foi… recueil de différents témoignages rendus par plusieurs facultés, chapitres, curés communautés ecclésiastiques et religieuses au sujet de la Constitution Unigenitus (1719).

L’opposition à la bulle s’est manifesté chez le bas clergé et les laïcs sous la poussée du richérisme, qui considérait prêtres et fidèles également aptes par rapport à la hiérarchie à juger de la doctrine. Les idées d’Edmond Richer (1559-1631), dont les Hostun ont transmis trois ouvrages, ne furent connues qu’au XVIIIème siècle. Elles remettaient au corps des fidèles de l’Eglise dans son ensemble le dépôt de la vérité révélée. Les Réflexions morales, cible de la bulle Unigenitus, manifestaient un certain richérisme que Quesnel a soutenu dans ses ouvrages sur cette seconde grande querelle du jansénisme (le fonds compte une dizaine de ceux-ci). Le richérisme avait d’abord été divulgué par certains manuels, comme les ouvrages de Juénin à l’usage des séminaires qui viennent des Hostun. Après les curés, les magistrats entrent en scène pour combattre la bulle Unigenitus. Ils y voient une atteinte aux libertés gallicanes et défendent Soanen par deux écrits (1727 et 1728) qui sont dans la bibliothèque. Soanen était l’un des quatre évêques appelants de 1717, ancien professeur de Notre-Dame-de-Grâces, qui fut relégué à l’abbaye de La Chaise-Dieu.

La seule tendance non représentée avec le convulsionnisme plus tardif, est le “figurisme” diffusé par Duguet, Vivien de Laborde, d’Etemare (le fonds ne compte que deux de leurs ouvrages, l’un écrit par Etemare, l’autre par Duguet : De la sincérité chrétienne à l’égard du formulaire de 1727 ). Le “figurisme” s’est développé, explique Françoise Hildesheimer, autour du problème de la concordance entre Ancien et Nouveau Testament. Les événements et personnages de l’Ancien Testament sont perçus comme des symboles ou “figures” ayant leur correspondance dans le Nouveau Testament. A l’inverse de Duguet interprétant les récits bibliques comme de véritables prophéties, Arnauld, Nicole, Sacy, Quesnel n’avaient pas recherché dans la Bible la préfiguration de toute histoire prophétique. La bibliothèque présente dans ce domaine des Ecritures toutes les oeuvres importantes, les traductions de Sacy donnés par l’imprimerie janséniste Guillaume Desprez, le Nouveau Testament de Mons selon la version de Sacy, Nicole, Arnauld…qui s’efforçaient avec Port-Royal de mettre les textes sacrés à la portée des fidèles. On retrouve les travaux des oratoriens Bernard Lamy, plus orthodoxe, sur l’initiation à l’Ecriture sainte et Richard Simon, exclu de l’ordre, sur l’histoire critique des textes bibliques. L’oeuvre-symbole les Hexaples ou les six colonnes de la constitution Unigenitus dont les Hostun avaient une édition de 1715, mettait les propositions condamnées de Quesnel en, parallèle avec l’Ecriture et la tradition. Elle illustre les nouveaux enjeux du second jansénisme. Enfin, les ouvrages que le jansénisme se donnera sur sa propre histoire, Histoire des Cinq propositions de Jansénius, restitution de la vie de Port-Royal ou “gémissements” sur sa destruction, Histoire générale du jansénisme de Gerberon, sont à l’image du climat de luttes et de rigueur spirituelle qui a marqué son existence.(30)

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30 – On peut inclure dans cette liste les Lettres de la mère Angélique de Saint-Jean à Mr Arnault sur Port-Royal.

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Support des ouvrages jansénistes liés à la bulle Unigenitus (31), la collection d’Hostun n’est parvenue au collège montbrisonnais qu’après la mise en oeuvre des sanctions dont il fut frappé. On ne peut dire à quel degré et sous quelle forme il résista à la bulle de 1713. Son recrutement qui ne peut être cerné comme celui des oratoriens de Pézenas qui recevaient les enfants des élites montpelliéraines jansénisantes, pas plus que l’évolution doctrinale, diverse, de ses élèves les plus connus ne permettent de répondre. Broutin nous indique que Montbrison dut supprimer l’enseignement de la théologie, fort important, “pour apaiser l’orage qui le menaçait.Les Nouvelles ecclésiastiques, journal janséniste clandestin dont il faut reconnaître malgré leur partialité la sûreté des informations, estime Louis Cognet, donnent une relation plus détaillée de cette mesure : “Il ne restait plus rien de solide dans ce Diocèse, que les instructions dont les pères de l’Oratoire de Montbrison en Forez s’acquittaient depuis longtemps par devoir, par piété et par inclination. […] On ne s’est pas contenté d’empêcher les Ecclésiastiques de cette ville-là d’aller prendre des leçons de théologie qui y sont fondées ; on a porté la prévoyance plus loin encore : on a voulu ôter même aux petits enfants le lait de la doctrine, qui leur était distribué avec abondance et discernement par ces Pères. Ce fut le 27 Novembre qu’on leur signifia de la part du Conseil Ecclésiastique de Lyon, une défense de faire des Catéchismes” (32). Le journal des jansénistes affirme qu’ “il n’y a pas eu de nouveaux sujets de plainte contre MM. de l’Oratoire” et voit dans la sanction l’oeuvre de l’Eglise enseignante, dirigée par les jésuites, les sulpiciens ..; La chaire de théologie fut supprimée en 1726 et le catéchisme fait par les pères en novembre 1730. Soixante ans plus tard, sept des douze membres de l’Oratoire prêtaient serment à la Constitution civile du clergé (33).

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31 – La richesse du fonds des Hostun peut-elle s’expliquer par les positions d’Armand-Jean Bouthilier de Rancé, abbé de la Trappe, qui engagea une correspondance, parvenue dans la bibliothèque, avec Lenain de Tillemont, janséniste affirmé ? Or, les Bouthilier de Rancé, ascendants maternels de Claire d’Albon, veuve de Gilbert d’Hostun, étaient les protecteurs des oratoriens de Montbrison.
32 – Nouvelles acclésiastiques de 7 janvier 1731.
33 – Cf. Claude Latta : Histoire de Montbrison, Horvath et la Diana, 1994, p. 93.

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La composition et la constitution de cette bibliothèque nous fournissent des éclairages nombreux sur le cheminement intellectuel, spirituel et théologique des oratoriens montbrisonnais, malgré quelques zones d’ombre au début et à la fin du XVIIIème siècle. L’apport très important de la collection d’Hostun, en pleine polémique sur la bulle Unigenitus, masque un peu la continuité des choix, mais il a contribué pour beaucoup à la richesse et à l’étendue du fonds oratorien sur le jansénisme. La bibliothèque montbrisonnaise se présente comme un guide presque en continu de l’histoire du mouvement, réunissant la représentation de tous les maîtres du jansénisme (34), le développement de tous les courants, sauf le convulsionnisme, et l’illustration de tous ses aspects pour chaque période. Elle laisse apparaître que les grands penseurs jansénistes, contrairement à un préjugé tenace, ne se sont pas enfermés dans des positions inflexibles et immuables. L’étude du fonds met en lumière leurs exigences de spiritualité et leur défense des droits de la conscience personnelle. Elle souligne aussi l’élargissement des recherches du jansénisme à l’histoire, à la philosophie et au renouvellement des études bibliques.

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34 – Le fonds contient plusieurs ouvrages de Nicole dont les Essais de Morale en deux éditions.

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Les Oratoriens de Notre-Dame-de-Grâces

Notre-Dame-de-Grâces, ouverte le 29 novembre 1620 et fermée définitivement le 8 octobre 1792, pose un problème spécifique dans le cadre de cette recherche. Ce n’est pas seulement un des rares collèges oratoriens implantés à la campagne comme Juilly, Effiat ; l’inventaire de la bibliothèque, dressé à la Révolution, ne nous est pas parvenu ni les livres qui la composaient. Seuls quelques ouvrages, identifiables grâce à l’ex-libris “ad usum academia forisio gratiensis” ou “Orat. forisio grat.”. (35) sont entrés dans nos fonds actuels, ce qui écarte toute reconstitution significative, comme dans le cas de Montbrison, et toute comparaison avec un état des lieux en 1790, comme à Saint-Etienne. On ne sait ni ce qu’avait Notre-Dame-de-Grâces, ni ce qu’elle a perdu. Dans un vaste ensemble de constructions, un corps de bâtiments parallèle à l’église et situé au sud renfermait en son second étage la bibliothèque. D’après les données de Broutin (36), on peut déduire qu’elle correspondait à l’étendue d’une vingtaine de chambres de religieux, sans une idée précise de sa configuration et de sa capacité (trois ou quatre milliers de volumes ?). Broutin a désigné le collège comme “la maison d’éducation la plus importante de la province” et comme “le rendez-vous de toute la jeunesse noble du Forez” Gabriel Chappuis dont nous avons souligné les dons de livres à Montbrison, avait été en 1670 supérieur de Notre-Dame-de-Grâces et recrutait même au-delà de la province pour son ancien collège, une fois devenu inspecteur général. En 1763, lors du remplacement des jésuites au collège de Roanne, l’implantation d’un pensionnat est déconseillé par les commissaires du bailliage de Montbrison : il leur paraît plus avantageux de maintenir celui de Notre-Dame-de-Grâces qui existe déjà “avec l’applaudissement du public”.

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35 – Notre-Dame-de-Grâces est le seul collège de l’Oratoriens avec Juilly à prendre le titre recherché d’Académie (1680).
36 – Cf. Auguste Broutin : Notice historique sur les oratoriens de Notre-Dame-de-Grâces et les ermites de Val Jésus, Lyon, 1871.

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Trois ans auparavant, le collège oratorien avait rouvert ses portes. Le prix annuel de la pension était de 312 livres. Chaque interne apportait un écu de trois livres pour “l’entretien d’une petite bibliothèque à l’usage de Messieurs les pensionnaires” (37). Nous possédons l’un de ces livres pour les élèves, “ad usum convictorum”, dont les plats ont été dégradés par des tracés à la pointe : l’Histoire des juifs de Flavius Josèphe (édition de 1744), traduite par Arnauld d’Andilly et indispensable pour connaître la vie de Jésus. Quelques années plus tard, le personnel était d’une vingtaine de membres : six pères qui avaient reçu la prêtrise, huit confrères qui n’avaient reçu que les ordres mineurs, quatre ou cinq frères. Presque tous les professeurs avaient le titre de docteurs en Sorbonne. Un très petit nombre de leurs ouvrages apparaissent dans le fonds ancien de Saint-Etienne, à l’occasion de la rétroconversion des inventaires en saisie informatisée, conformément à la demande de la Bibliothèque Nationale de France pour ce type de fonds. Quelques autres volumes figurent dans le dépouillement du fonds ancien de Montbrison conduit par Alain Collet. Les oratoriens de Chambles avaient la classique Histoire ecclésiastique de Fleury (1695-1727) en 29 volumes, de tendance gallicane, les Lettres chrétiennes et spirituelles (1648) de Saint-Cyran, de tonalité bérullienne. Les Considérations sur les dimanches et fêtes (1670) proviennent de notes hâtivement tracées par Saint-Cyran dans sa prison de Vincennes, et qui avaient subi, comme les Pensées de Pascal, un important arrangement pour leur présentation. Le Recueil de plusieurs lettres de Monsieur Arnauld (1693) illustre l’évolution de sa pensée dans l’examen critique qui a opposé ses Réflexions philosophiques et théologiques au Traité de la nature et de la grâce de Malebranche. Un mémoire de Dorigny (1755) sur l’obligation d’administrer les sacrements dans les cas de nécessité absolue paraît plus orthodoxe que Dissertionum Ecclesiasticorum (1679) du père Noël Alexandre, gallican convaincu, appelant bien qu’il se soit défendu d’avoir adhéré à la doctrine janséniste. L’orientation de ces ouvrages ne surprend pas. A certaines périodes de l’année, professeurs et élèves soutenaient des thèses publiques sur des questions religieuses à l’ordre du jour, comme les molinistes et les jansénistes. Vers 1802, le vicaire général Jauffret exprimait son admiration pour des enfants de douze ans de la Tourette capables “de restituer fidèlement les subtiles distinctions des débats théologiques sur la grâce.” (38) Avaient-ils été formés à Notre-Dame-de-Grâces, comme le pensait Jauffret, ou dans l’une des six petites écoles dépendant du groupe janséniste de Saint-Jean-Soleymieux ?

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37 – Cf. Mémoire instructif concernant l’Académie de Notre-Dame-de-Grâces en Forest, dont on fera l’ouverture à Pâques de l’année 1760.
38 – Jacques Gadille : Le jansénisme populaire. Ses prolongements au XIX ème siècle. Le cas du Forez, Etudes foréziennes VII, 1974-75, pp. 157-168.

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Ces choix de livres ne sont pas éloignés de ceux du collège montbrisonnais. Trop isolés et réduits, ils ne peuvent éclairer les causes de la fermeture de Notre-Dame-de-Grâces de 1729 à 1760. Sur l’examen de celles-ci, il faut approfondir l’affirmation de Broutin selon laquelle l’enseignement des oratoriens leur servait à propager leurs idées jansénistes soit parmi la jeunesse qui leur était confiée, soit dans les campagnes où ils allaient prêcher des missions. L’Assemblée générale des oratoriens de 1729 voit la présence, d’après Les Nouvelles ecclésiastiques, d’un père Pichard célèbre pour ses missions dans l’Auvergne, le Velay et le Forez. e confond-il avec le prêtre réappelant Jacques Pichard qui mourut à Notre-Dame-de-Grâces le 1er février 1740 ? Comme raison de la fermeture, on a cité souvent, Signerin qui évoquait “l’âpre résistance à la bulle Unigenitus” des oratoriens de Chambles ( ) . Or, l’archevêque de Lyon, François-Paul de Neuville de Villeroy, avait imposé la soumission à la bulle par plusieurs mandements. Le mandement du 16 mars 1715 avait eu tout le succès que son auteur pouvait espérer et avait été suivi par l’ensemble du diocèse. Mais, dans son mandement donné à Saint-Etienne le 24 septembre 1718, l’archevêque dénonce les schismes de l’écrit intitulé “Acte d’appel au futur concile de la Bulle Unigenitus” et déclare tout appel “nul, frivole, illusoire, téméraire, scandaleux et injurieux au Saint-Siège et au corps des Evêques” (40). Un chroniqueur du XVIIIème siècle, Beneyton, auteur d’une “Histoire de Saint-Etienne (ouvrage manuscrit), nous a mis sur la piste de l’abbé de Brissac. Le 24 septembre 1729, ce vicaire général va prendre possession du prieuré de Saint-Rambert en faisant la visite complète du diocèse pour reconnaître les partisans de l’hérésie janséniste “principalement suivie par les prêtres de l’Oratoire.

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39 – Cf. Charles Signerin, ancien curé-archiprêtre de Saint-Rambert-sur-Loire : Histoire de N.D. de Grangent, 1924, pièce n°10.
40 – Mandement de Monseigneur l’Archevêque de Lyon au sujet de la Constitution Unigenitus, 1718.

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Cette enquête, confirmée par Benoit Laurent (41) et menée pendant les vacances scolaires qui se déroulaient du 1er septembre au 18 octobre, jour de la Saint-Luc, est certainement à l’origine de la fermeture de Notre-Dame-de-Grâces. Le “supplément aux Nouvelles ecclésiastiques pour le mois de janvier en 1730” en rend compte : “On porte sans cesse à la Congrégation [de l’Oratoire] des coups que tous les raffinements de sa politique ne peuvent parer. Les pensionnaires du Collège de N.D. de Grâces dans le Forez, chassés par lettre de Cachet, en sont une preuve récente. Et comme ces pensionnaires auraient pu se réfugier dans le collège de Montbrison, qui n’est qu’à quatre lieues de celui de N.D. de Grâces, on a encore pris la précaution de faire défense aux Pères de l’Oratoire de Montbrison d’en recevoir.” Monsieur l’abbé de Brissac, “Grand Vicaire”, est poursuivi à plusieurs reprises par la vindicte du journal janséniste et toujours dénoncé pour sa duplicité qui lui fait conjuguer politesse des manières et “fracas des décisions”. L’interrogatoire qu’il fait subir et dans lequel entrent toujours quatorze ou quinze questions regroupe toute les condamnations portées officiellement contre le jansénisme et ne laisse aucune échappatoire. On comprend mieux la portée du sous-titre du journal, organisé pour sa distribution comme un réseau de résistance :”Mémoires pour servir à l’histoire de la Constitution Unigenitus”. Le 8 octobre 1792, les pères de Notre-Dame-de-Grâces étaient chassés de leur maison, les scellés apposés sur les archives et la bibliothèque, le mobilier inventorié vendu le 11 mars 1793, les bâtiments et les domaines mis aux enchères le 20 mars 1794.

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41 – Benoît Laurent : L’Eglise jansénisme du Forez, Saint-Etienne, 1942.

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Qu’est devenue la bibliothèque ? Pour recueillir quelques indices, il faut suivre la trace du père Jean Georges, dit Poissy, à qui avait été confiée, selon Broutin, la garde des scellés sur les archives et les livres. La destinée de Poissy est d’autant plus intéressante qu’elle s’unit à celle de deux oratoriens de Notre-Dame-de-Grâces, Alexandre Rocher et Antoine Popin, jansénistes comme lui et enterrés avec lui au Crêt-de-Roch à Saint-Etienne dans un tombeau qui fera l’objet jusqu’au milieu du XXème siècle d’un culte public à base de dévotion, de voeux populaires, d’ex-voto. plus d’un siècle auparavant, leurs funérailles avaient déclenché un mysticisme collectif qui peut être rattaché aux manifestations du convulsionnisme et d’un jansénisme élargi dans ses bases sociales.

Le père Popin (1738-1821), fils d’un vigneron de Boën, deviendra le chef de file du groupe. Ancien élève de l’Oratoire à Montbrison, supérieur de la maison de Clermont-Ferrand en 1790, il se distingue par sa douceur, par sa piété et par son amour des enfants. Signataire de la Constitution civile du clergé, républicain, il avait tenu selon l’archevêque Fesch et l’abbé Vanel, magasin des cendres du tombeau du diacre Pâris et colporté des livres sur les matières controversées. Le père Poissy (1751-1836), fils d’un maréchal-ferrant de Veauche, fut professeur de rhétorique à Montbrison et fit deux passages à Notre-Dame-de-Grâces. Il avait, juge l’historiographe Taveau, un caractère grave et méditatif. Dans sa jeunesse, il avait pratiqué la lecture des Pères latins, entre autres Saint-Augustin. On retrouve dans sa bibliothèque les livres qu’il donnera à la Villi de Saint-Etienne, les oeuvres d’Origène, d’Hilaire de Poitiers, de Basile de Césarée, de Jean Chrysostome et précisément de saint Augustin, dûment identifiés par l’ex-libris : “Poissy, prêtre” ou “Ex-libris Georges de Poissy can.regularis cong. gallicana”. Sa lecture préférée était les “Réflexions morales” de Quesnel (42). Popin et Poissy qui ont résidé à Notre-Dame-de-Grâces ou dans les environs après sa fermeture, vont se retrouver à Saint-Galmier en 1802. Ils y exercent encore les fonctions du culte catholique. Une jeune fille, percluse, baise le vêtement sacerdotal de Popin pendant une procession de la Fête-Dieu et peut marcher jusqu’à l’église. Des fidèles interprètent le fait comme un miracle qui ne trouble pas l’Archevêché. Popin et Poissy sont accusés de ne pas adhérer au Concordat, de distribuer des livres jansénistes, de tenir des assemblées secrètes. Le vicaire général Courbon les déclare “jansénistes fanatiques” avec les anciens curés de La Tourette, Marols, Saint-Jean-Soleymieux, Chavane, Brunel et Balleydier. Tous les cinq furent emprisonnés à Montbrison en novembre 1803 et élargis en août 1804. Comme le dit Benoît Laurent, Popin et Poissy emportent avec eux la réputation d’hommes à miracles. Pour Taveau, Poissy était attaché à l’Oeuvre des Convulsions et avait entouré une soeur qui était dans un état extraordinaire, c’est à dire convulsionnaire, la soeur Isaac.

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42 – Ces renseignements sont tirés de l’ouvrage cité de Benoît Laurent qui a pris une partie de ses sources dans Une entreprise de thaumaturgie populaire de l’abbé Vanel, Bulletin Historique du Diocèse de Lyon, 1924 et 1925, et dans la Vie de Poissy de Jacques Taveau qui fréquenta très jeune la Maison janséniste de Saint-Etienne.

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Deux livres de Poissy, Dissertation sur les miracles (1731) et Plan général de l’Oeuvre des Convulsions (1733), sans nom d’auteur mais écrit par François-Hyacinthe Delan, nous renseignent abondamment sur l’histoire et la mentalité des convulsionnaires. Le premier relate les miracles opérés au tombeau du diacre Pâris, mort le 1er mai 1727, enterré au cimetière de la paroisse de Saint-Médard à Paris. La première guérison spectaculaire (43) , celle d’Anne Le Franc, le 3 novembre 1731, y est décrite dans le détail, avec certificats de maladie et de rétablissement joints. L’ouvrage rapporte aussi l’ordonnance royale du 27 janvier 1732 qui prescrivait la fermeture du cimetière de Saint-Médard. Il est manifeste que les jansénistes, malmenés par l’imposition de la bulle Unigenitus, cherchaient dans le miracle un signe de la volonté divine. L’ouvrage commence d’ailleurs ainsi : “Il y a de l’honneur à découvrir et à publier les oeuvres de Dieu.” Le second ouvrage de Poissy s’attache d’abord à prouver que l’Oeuvre des Convulsions vient de Dieu. L’Oeuvre des Convulsions opère par l’effet de tremblements, “de convulsions corporelles qui sont accompagnées de guérisons miraculeuses, auxquelles elles contribuent communément.” Ces interprétations sont-elles le fait “d’une mentalité minoritaire” (Louis Cognet), d’un “isolat religieux” (Jacques Gadille), “d’un illuminisme, d’un prophétisme messianique” (René Taveneaux) ? C.-L. Maire et Françoise Hildesheimer nous invitent plutôt à replacer le phénomène dans l’évolution religieuse de l’époque comme une réaction à la rupture d’une déchristianisation de la société. Tel est peut-être le sens voulu de l’affirmation du Plan de l’Oeuvre des Convulsions : “L’oeuvre de Dieu doit être proportionnée à l’état d’obscurcissement où se trouve l’Eglise” ; telle aussi pourrait être la signification d’une lutte comme celle de Saint-Galmier à laquelle participèrent d’anciennes Ursulines de Montbrison. Un troisième ouvrage appartenant à Poissy, “Lettre d’un ecclésiastique à un évêque”, constate la division des “Appelans” sur l’événement des Convulsions et demande s’il n’y a pas “un mélange dans les convulsions, une partie venant de Dieu et une autre pouvant venir de l’imagination ou même de l’Ange des ténèbres.” En effet, les meilleurs théologiens du parti, Duguet, Nicolas Petitdidier, Fouillou, se déclarèrent hostiles aux convulsions.

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43 – Des guérisons, interprétées par les appelants comme des miracles en leur faveur, s’étaient déjà produites ailleurs, comme celles en 1727 survenues sur le tombeau de Gérard Rousse, dans le diocèse de Reims. Un mémoire, intégré dans un ouvrage des oratoriens de Montbrison (B367), y fait allusion et les justifie.

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Une autre préoccupation spirituelle va hanter Poissy. C’est le refus de l’administration des sacrements aux appelants. Il était entraîné par l’exigence de billets de confession ou de communion témoignant de l’acceptation de la bulle Unigenitus. Plusieurs incidents de cette sorte eurent lieu dans le Forez à cette époque avec le refus de communion de l’abbé Grivel à Aveizieux, du curé Fournier à Saint-Galmier en 1814 et les billets de confession imposés par le curé Rousset de Saint-Bonnet-le-Château. La tradition de l’Eglise sur le sujet de la pénitence et de la communion que possède Poissy et que nous avons présenté pour la bibliothèque de Montbrison, est un ouvrage classique faisant appel aux textes anciens traduits par Le Maître. Un autre livre de Poissy, Les réflexions sur le refus que quelques curés font des sacrements aux fidèles de leur paroisse qui ne reçoivent pas la Constitution Unigenitus (1755), répond bien à ses interrogations. Il dénonce l’exaction des billets de confession dont ces curés se servent pour couvrir l’injustice de ces refus. C’est l’occasion aussi de dénoncer l’irrégularité de la bulle Unigenitus qui n’a aucune des qualités qui caractérisent un jugement de l’Eglise universelle.

Popin et Poissy finiront leur existence à Saint-Etienne où ils fonderont un pensionnat pour la jeunesse, rue Tarentaize. Ils s’adjoidront Alexandre Rocher (1740-1821) qui avait été coopérateur à Notre-Dame-de-Grâces, professeur de la troisième en 1782 et qui était surnommé “Le père des pauvres”, en raison de sa générosité. Ce pensionnat, qui sera appelé “Maison des jansénistes”, deviendra un lieu respecté pour la qualité des prédications qui y étaient données et le prestige de la vie austère de ses membres. Jacquemond dont on lisait les brochures avec avidité et qui était considéré comme le chef de l’Eglise janséniste du Forez, fréquentait parfois la maison. C’est peut-être à cet endroit que se renouent les fils avec la bibliothèque de Notre-Dame-de-Grâces. Nous savons par Galley qu’un arrêt du département en date du 27 floréal an V (16 mai 1797) avait ordonné le transfert à Montbrison des livres de Notre-Dame-de-Grâces restés dans l’immeuble conventuel (44). L’arrêté expose qu’ils y étaient restés, sans doute abandonnés après le départ de Poissy (1796 ?) : “Dans la maison dite de Notre-Dame-de-Grâces ayant appartenu à la congrégation de l’Oratoire [….], qui a été vendue comme bien national, il existe encore une collection considérable de livres qui composaient la bibliothèque du collège qui y était établi.” Or, selon Taveau, dès qu’il fut question de fonder une bibliothèque publique à Saint-Etienne, c’est à dire vers les années 1830, le père Poissy s’empressa de faire don à cette fondation d’un certain nombre d’ouvrages des Saints Pères, “éditions bénédictines qu’il tenait de la maison de Notre-Dame-de-Grâces” (45). Certains de ces ouvrages portent bien la maque bénédictine de Saint-Maur et le versement se fit vers 1834, deux ans avant la mort de Poissy. On peut se demander si l’Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques (1727) de Dom Rémy Ceillier, qui porte l’ex-libris de Poissy et qui nous est parvenu, ne provenait pas aussi de la bibliothèque des oratoriens de Chambles, de même que les 32 volumes in octavo de la bible de Sacy ou les beaux volumes des Nouvelles ecclésiastiques qui étaient empruntés par unité à Poissy (46). Monsieur Pierre Buisson, un des survivants jansénistes qui servit la maison de la rue Tarentaize, légua le millier de livres de l’établissement portant sur des questions théologiques, à la Ville de Saint-Etienne (47). Son neveu Jérôme Buisson exécuta cette disposition en 1879. Cette “grosse collection de livres de piété, de controverse et de polémique religieuse” (48) que Galley tenait d’un grand intérêt pour l’histoire religieuse de la France aux XVIIème et XVIIIème siècles, ne contenait-elle pas des livres hérités de Notre-Dame-de-Grâces ? Malheureusement, en 1879, Galley n’était pas encore bibliothécaire en chef à Saint-Etienne et son catalogue de 1885 ne fait pas mention de ce fonds qui a dû être mélangé, sans spécification d’origine, avec le fonds existant. Quoiqu’il en soit de ces incertitudes, l’attitude et les choix de Poissy correspondent bien à deux parentés du jansénismes français avec le puritanisme anglais, dégagés par Roger Chartier : l’obsession de la référence biblique et l’accent mis sur le salut individuel.

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44 – Jean Baptiste Galley op. cit., tome II, p. 783.
45 – Rapporté par Benoît Laurent, op. cit. p. 207.
46 – Ibid. p. 160.
47 – Ibid. p. 207 et p. 225. Benoît Laurent se réfère à une note de Joseph Messiat de 1897 et à une lettre de Galley du 13 décembre 1920.
48 – Galley, op. cit., tome I, p. 244.

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L’analyse de ces bibliothèques conventuelles ou personnelles permet de mettre en relief les évolutions du jansénisme, de la spiritualité bérulienne au gallicanisme avivé par la bulle Unigenitus et au convulsionnisme. Elle traduit une diversification, certains diront une altération, du mouvement depuis le premier jansénisme d’Arnauld au jansénisme populaire du début du XIXème siècle. Des investigations plus poussées permettraient d’établir ce qui sépare et rapproche ce dernier jansénisme d’autres foyers développés par les Punctis, les Fialin, Jacquemont. Enfin, l’étude atteste de l’enrichissement et de l’ajustement de la culture religieuse des trois établissements, capucins de Saint-Etienne, oratoriens de Montbrison et de Notre-Dame-de-Grâces, pour maîtriser les données complexes et parfois mouvantes d’une doctrine qui a pu modifier l’histoire de leur maison et de leur ordre (49).

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49 – Nous remercions Alain Collet d’avoir bien voulu relire ce travail. Sans son catalogue du fonds oratorien de Montbrison qui en a fait connaître la composition et qui l’a portée à la consultation du public, cet article n’aurait pas été possible.