BD, Tome LIV, Saint-Pierre de Veauche, chronique d’un millénaire dépassé, pages 401 à 412, 1994-1995.
SAINT-PIERRE DE VEAUCHE
Chronique d’un millénaire dépassé…
Communication de M. R. Briand
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En septembre 1995, sera commémoré le millénaire de l’église du bourg de Veauche. Mais le vénérable sanctuaire forézien, juché sur le rebord d’une “balme” surplombant Loire et basse-plaine, a-t-il réellement mille ans d’âge ? Vraisemblablement, non. Tant comme institution chrétienne locale que comme prime édifice religieux, du moins ce qu’il en reste, l’église de Veauche doit, d’ores et déjà, être bien engagée dans son deuxième millénaire.
Le premier écrit retrouvé concernant l’église de Veauche, un acte non daté inséré dans le cartulaire de Savigny, a été empiriquement, quoique plausiblement, enregistré “autour (circa) de l’an mil” (1) . Son bref texte, en latin médiéval, relate la donation qu’en fit son propriétaire d’alors, Hugues Charpinel (Hugo Carpinellus), à l’abbaye bénédictine Saint-Martin de Savigny, l’une des “maisons” lyonnaises de Cluny (2).
Ainsi, à la date approximative de cette cession, l’église de Veauche existe et sous la forme abstraite de son identification cultuelle et celle, concrète, de l’implantation d’un milieu de culte.
Qu’un grand propriétaire terrien forézien de l’époque, titulaire d’une manse, possède en propre une église n’est pas un fait exceptionnel. “Dès le Ve siècle, écrit le dianiste Henri Bedoin, certains (de ces possédants), issus de colons romains convertis au christianisme, édifient sur leurs domaines des sanctuaires auprès desquels les évêques installent des prêtres à demeure”. Certes, tous ces propriétaires n’ont pas les mêmes intentions. “Certains tenaient les églises “en commende” (administration temporaire), c’est à dire qu’ils en exigeaient un bénéfice. D’autres, au contraire, entretenaient à leurs frais édifices et clergé et se nommaient modestement avoués de l’Eglise. Certains, enfin, pour le salut de leur âme et de leurs descendants, faisaient don de leurs biens, notamment des sanctuaires par eux élevés, soit à l’évêque diocésain, soit à une abbaye de moines réguliers”(3) . Hugues Charpinel, agissant tels ces derniers, fut-il pour autant le fondateur de l’église de Veauche ? Serait-il l’un des descendants d’une “grande Maison”(4) locale, quelque villa rustica gallo-romaine de l’antique pays des Segusiavii ?
A cette époque où les noms propres sont encore très proches d’une causalité naturelle, le patronyme “Charpinel” (Carpinellus) évoque, soit un entourage forestier de petits charmes (carpinus, carpinellus), si ce n’est un agencement horticole de charmilles (carpinellus), soit un milieu rural de “cueillette” (du latin tardif : carpire pour carpere), lequel pourrait qualifier d’entreprise agricole la “grande maison” originelle, soit enfin, la “mise en charpie” ou mieux le “cardage de la laine”, ce qui conforte l’aspect industrieux d’un contexte champêtre (5).
Aussitôt adjointe à un humble prieuré, une cellule ou “celle” (cellula, cella) réduite à trois ou quatre moines, l’église de Veauche sera dès la fin du XIIe siècle, lors de la naissance du comté de Forez, englobée dans un petit ensemble de constructions, un “château” dont l’enceinte crénelée, jalonnée de tours, rondes ou carrées, assurait la protection des habitants du village (6).
En l’an 1153, à la suite d’on ne sait quelle transaction ou mutation obédientielle, l’église de Veauche relève de l’abbaye lyonnaise de Saint-Martin d’Ainay et le restera jusqu’en 1789 (7) . Il est possible que ce changement de tutelle abbatiale ait suivi de peu la prime donation.
Dans sa configuration actuelle, le vénérable sanctuaire restitue à ses visiteurs les riches vestiges, à la charnière de l’art carolingien et roman, des deux dernières travées de sa triple nef aux bas-côtés exigus et de sa façade, heureusement conservées et restaurés (8). Les étroits claveaux formant les doubles arcatures aveugles des murs collatéraux, nord et sud, retombent sur de hauts pilastres parallélépipédiques encadrés de fines colonnettes aux bases annelées posées sur un socle bas. Celles-ci sont coiffées de huit remarquables chapiteaux à la corbeille allongée, rehaussée d’une résille d’entrelacs. A la manière byzantine et copte, les rubans, de un à trois brins, dessinent des boucles serpentines, en l’absence de motif végétaux ou anthropomorphiques. Ces entrelacements complexes, ces accouplements monstrueux et fertiles, “noeuds de vie”, énoncent la dynamique ambiguë de la genèse universelle. Un seul des chapiteaux, au sud, représentent de face, un quadrupède chimérique (à tête d’oiseau?) surmontant une double tige formant l’axe de symétrie d’un lacis de spires superposées. Latéralement, le même chapiteau montre un aigle aux ailes déployées entre deux roues tournantes. Sur un autre chapiteau, toujours du côté sud, s’affrontent des S entrelacés, formant le triangle-tétrachtys pythagoricien (9), comme sur la fameuse frise absidale de la cathédrale du Puy. Pareille composition architecturale et sculpturale, même limitée comme il paraît actuellement, font de l’antique église prieurale de Veauche l’un des plus prestigieux jalons de l’art pré-roman forézien (10). Certes, la qualité sculpturale des chapiteaux veauchois n’égale pas le meilleur des modèles carolingiens. L’église du moment, modeste, n’y prétendait point, pas davantage l’incertaine période transitoire de son édification. Pourtant, grande est leur fantaisie et remarquable leur diversité ésotérique. D’aucuns, avertis, les distinguent au rang des plus beaux (11).
A Veauche, rubans-tresses et serpents entrelacs se confondent dans une symbolique du nombre. Les formes naturelles, suggestives, des enroulements ophidiens s’identifient à la numération des brins répétant l’ondulation ambivalente, ascendante et prodigieuse du ruban (12).
Le portail de la sobre façade occidentale est encadré de deux colonnes rondes et trapues aux chapiteaux nattés. L’aspects réticulé de son tympan (opus retuculatum), est à nouveau visible après l’enlèvement d’un crépi (du XVIème siècle ?) sur lequel était jadis peint à fresque le martyre de saint Pancrace. Louis Bernard(13) considère qu’un tel ornement pourrait avoir été inspiré par les parements des aqueducs gallo-romains du IIIème siècle amenant des eaux du Pilat jusqu’à Lyon.
Au reste, l’église primitive de Veauche est de plan basilical tel celui des édifices publics romains, ce qui est aussi un indice d’ancienneté. Quoique d’aucuns soulignent que ce décor d’arcatures plaquées et de chapiteaux diversement ornés est une “constante de l’architecture forézienne du XIème siècle” (14), force est cependant de constater que l’architectonie veauchoise est notoirement inspirée de celle de Saint-Pierre de Vienne ; laquelle fondée au Ve siècle, détruite par les Sarrasins (vers 725) puis par les princes carolingiens (882), sera restaurée, comme on peut le voir encore, dans les années 950 (15).
Aboutissement de la renaissance carolingienne et de ses prolongements ottoniens, avec des réminiscences celto-byzantines, l’architecture romane est triplement innovatrice : construction monumentale en pierre, voûtement en plein cintre avec contrebutement, iconographie riche et symbolique. Amorcée à la fin du IXème siècle (888 : destitution de Charles le Gros de Germanie), la mise en oeuvre de l’art roman est progressive jusqu’à son plein épanouissement au XIème siècle. Elle procède de même en Forez où l’art nouveau, “à la façon des Romains”, se substitue graduellement à l’expression carolingienne surannée. C’est l’époque fluctuante du “pré-roman”. Sans doute, est-il cohérent de rapprocher la construction de la nef romane de Veauche du choeur et de la crypte de Saint-Romain-le-Puy. Or, la date d’édification de ces derniers est précisément connue : de 980 à 983 (13) Pourtant, le plan initial de l’église de Veauche est bien différent, plus simple. Le léger décalage d’alignement des piliers carrés délimitant la dernière travée de la nef avec les pilastres des arcatures murales incite à supposer que ceux-ci sont antérieurs. Les combles à deux versants du premier bâtiment étaient banalemnt constitués d’une couverture de tuiles creuses en terre cuite, supportée par une charpemte à entraits retroussés avec poinçons, contre-fiches et jambes de force. Chaque ferme, d’une portée d’environ treize mètres, pouvait être soutenue par un ou deux poteaux d’abord en bois plutôt qu’en maçonnerie comme ils le seront peut-être par la suite. La voûte, en cailloux roulés ourdés au mortier de chaux, sera construite ultérieurement, dès le XIVème siècle, voire seulement au XVIème siècle quand l’édifice, en partie démoli, sera progressivement agrandi et maénagé dans un style gothique forézien. En 1936, lors d’une réfection de la toiture, les ouvriers découvrent les restes vermoulus de voligessur lesquelles sont dessinées et peintes des rosaces épanouies de nombreux lobes et inscrites dans une circonférence d’environ vingt centimètres de diamètres (16). Les pétales des fleurs, roses ou pivoines, sont tracées au trait noir épais. Leur copuleur devait être un jaune jonquille ou or. Elles se déachent sur un fond rouge cramoisi bordé d’un large liseré du même jaune incertain. Ainsi, la surface pentée intérieure de la toiture était entièrement décorée de caissons réguliers, délimités par les chevrons et un lattage horizontal, le tout recouvert de teintes vives et chaudes selon la mode médiévale. Cette précieuse ornementation, qui ne date certainement pas de l’origine de l’église, a-t-elle été inspirée par une décoration primitive ?
Au demeurant, l’assiette de l’édifice dessinait un simple rectangle, sans rotonde absidale. Comme le montre à l’extérieur, côté Nord, l’enchâssement des pierres taillées d’un piédroit et d’un demi-arc, là où une brève avancée du mur marque la jonction de la construction préromane avec l’ajout gothique, les arcatues médianes intérieures (a et b sur le plan annexé) s’ouvraient au nord, par une large baie au linteau de pierres jointées en plein cintre, au sud par une fenêtre de même forme mais de petite dimensions. Ainsi abritée de la trop grande vigueur des rayons du soleil, la nef restait-elle modérément éclairée.
On conçoit qu’une autre verrière devait, dans l’axe, percer le mur du chevet, face à l’Orient. Quant au clocher, ce n’était qu’un modeste clocheton encore construit en bois ou, plus certainement, un clocher-mur dont le pignon retréci et ajoiuré exhaussait la façade occidentale.
A devoir, en une synthèse mesurée, formuler une proposition hypothétique de datation, l’église pré-romane de Veauche pourrait remonter aux année 970.
Mais, cette église pré-romane, léguée par Hugues Charpinel aux moines de Savigny avec la contrepartie espérée d’une félicité éternelle, était-elle la première église de Veauche ? Ainsi parachevée, n’a-t-elle pas remplacé un bâtiment original, simple bâtisse aux murs en pisé de terre, voire en rondins, sous une banale toiture, une chapelle des champs ? Car, était-il raisonnable de construire, directement, une maison de culte si riche et si ouvragée ?
l’acte de donation de l’église de Veauche précise qu’elle “a été construite en l’honneur de saint Pierre Apôtre” (2), autre preuve de son ancienneté, car, “dans le pagus forensis primitif, les églises sorties de terre à l’aube de la foi (chrétienne)… (furent d’abord) dédiées à la Vierge, à saint Pierre et à saint Martin. Au IXème siècle, l’église de Montverdun est vouée au prince des Apôtres” (3). Plus tard, saint Pancrace disputera la place au patron originel de l’église de Veauche puis, le temps séparant deux visites pastorales, celle de 1614, et celle de 1658, le premier, promu guérisseur des “crampes”(17), aura détrôné le second.
Le visiteur contemporain de l’église de Veauche (inscrite à l’inventaire des monuments historiques depuis fin décembre 1949, elle mérite le détour !) n’y trouvera pas l’effigie du saint Portier du Paradis. La seule référence existante qui le concerne est une inscription campanaire de 1572 difficilement accessible (18).
Les historiens de l’art roman situent géographiquement Veauche à la frontière d’une zone sud-est d’influence “égyptienne” et d’une autre, Auvergne et Bourgogne, dite “moyenne”, marquée par une grande diversité des courants architectoniques (19). L’influence égyptienne, semblable à celle de Saint-Martin d’Ainay, à Lyon, apparaît dans l’abside circulaire, éventuellement alvéolée, tandis que la seconde montre, dans le narthex, une influence, dite “mésopotamienne”, avec carrés et rectangles. En général, la règle spatiale est d’imiter les dispositions antiques de l’aire méditerranéenne. Veauche, dans sa structure originelle, sobre et dépouillée, devait participer de cette convergence culturelle.
Juchée sur le rebord d’une petite falaise gréseuse, la “balme”, à l’abri des grands arbres, l’église de Veauche domine quoiqu’avec discrétion la plaine forézienne. En contrebas, s’écoule la Loire, immuable et tranquille. Là, était un gué bienvenu. Dédaigneux d’une modernité accablante, fier de ses vestiges et plus encore de ses racines, le sanctuaire veauchois prétend à l’intemporalité.
Notes
1. Cartulaires de Savigny et d’Ainay, n°404 (Diana), Cartulaire de l’abbaye de Savigny p.p. Auguste Bernard (collection de documents inédites, Paris 1853, tome I, p.223). E. Perroy a malicieusement souligné l’abondance des documents commodément associés à l’aube du deuxième millénaire de l’humanité chrétienne (Bulletin de la DIana, XXVIII, p 203-211).
2. “Donum Hugonis Carpinellei quod fecit de ecclesia de Velchi, quœ est constructa in honore beati Petri apostoli, Deo et Sancto Martino Saviniacensis manasterii ibiden degentibus, coram testibus his : Arberto Esœlicho Gauceranno, Trossa et aliis pluribus”. Fondée aux temps carolingiens (fin du VIIIème siècle), l’abbaye de Savigny (5,5 km au sud de l’Arbresle, dans les monts du Lyonnais) dont, hélas, il reste si peu aujourd’hui (petit musée lapidaire), constitue au Xème siècle une puissance temporelle considérable. Elle est indépendante du pouvoir impérial au point qu’en l’an 817 Louis le Débonnaire lui reconnaît “ne devoir ni dons, ni soldats, seulement des prières…” (Henri Bedoin : “Leigneu-en-Forez nous est conté”, p. 8, éditions Claude Bussy, 1992).
3. Henri Bedoin : “Croyances et foi foréziennes” – “La christianisation, pp. 23-24 (Editions Forez diffusion, 1994).
4. Selon l’approche étymologique énoncée par Noël Gardon, secrétaire de la Diana, déniant le parler des Romains par les Gaulois (”Mon Pilat”, 1993 p. 17) et concluant paradoxalement que le français ne saurait “être dérivé du latin”, Veauche, autrefois Velchi, serait formé de l’association des syllabes vel : “grand, vaste, spacieux” et chi “maison habitation”.
5. Albert Dauzat :”Dictionnaire des patronymes” (Larousse, 1951), “Traité des noms de famille de France” (Guenégaud, paris 1977) – Auguste Longnon : “Les noms de lieux de la France” (Champion, Paris, 1968).
6. (…in castro de velchia… : Chartes du Forez, tome 12, 1187) ; au temps de Roland II de Veauche, avant mars 1287.
7. A.D. du Rhône, 11 G 641. La basilique lyonnaise, située au Sud de l’actuelle place Bellecourt, a été consacrée en 107 par le pape Pascal II (Rainier). L’édifice, quoique très remanié par la suite, n’en présente pas moins, de nos jours d’intéressants vestiges de l’architecture et de la structure romanes.
8. Allongée, rebâtie, remaniée au XVIème siècle dans les styles gothique flamboyant et Renaissance, l’église de Veauche est heureusement restaurée à l’initiative de M. l’abbé Gillet, curé de la paroisse, depuis la Toussaint 1945 jusqu’à Pâques 1946 (inscription commémorative près de l’entrée) – ”La restauration de l’église de Veauche”, communication de M. Maurice Valla, Bulletin de la Diana, tome XXXI, n° 3, 1951, PP. 268-270.
9. Olivier Beigbeder, Raymond Oursel : “Forez-Velay roman” p. 44 (Collection Zodiaque, la nuit des temps, 2e édition, 1981).
10. “Le prieuré de Saint-Romain-le-Puy”, Isabelle Parron : L’église, P; 19 (publications de l’université de Saint-Etienne, 1992).
11. Louis Bernard : “La sculpture en Forez au Xe et XIe siècles”, Bulletin de la Diana, tome XXX, pp. 317-328, 1950 – “La sculpture pré-romane de la plaine du Forez : la nef de Veauche, le clocher de Saint-Rambert et le choeur de Saint-Romain-le-Puy”, Bulletin de la Diana, tomme XXXV, pp. 89-100, 1957.
12. Olivier Beigbeder : “Lexique des Symboles” (Collection Zodiaque, 2ème édition, 1989).
13. “Le prieuré de Saint-Romain le-Puy” Anne Carcel, “la décoration architectonique de l’église romane” p. 49 (op. cit.).
14. “Forez-Velay roman” p. 157, op. cit.