L’INSTITUTION D’ UN PRINCE, BD, Tome LXV, Montbrison, 2006, pages 167 à 190.
Communication de M. le Préfet Henri Souchon Les raisons sont nombreuses qui justifient que l’on s’attarde à l’étude de l’oeuvre de Jacques Joseph Du Guet, né à Montbrison en 1649. Ses origines foréziennes, certes estimables, Ouvrage écrit sur commande2, l’Institution d’un Prince condense en quatre volumes une réflexion étendue sur une On trouvera l’intitulé complet de l’ouvrage dans l’annexe bibliographique. longue période qui va de la fin du règne de Louis XIV aux premières années de celui de Louis XV. Vingt années qui recouvrent la Régence, marquée par l’évolution des moeurs, le mouvement des idées et plus généralement une émancipation joyeuse à l’égard des valeurs léguées par des décennies d’absolutisme royal. Premier ouvrage de « politique chrétienne»3, a-t-on pu écrire. Sans doute est-ce vrai sous En choisissant de ne commenter qu’un seul des quatre vingt cinq chapitres que comporte le livre, nous avons voulu mettre en évidence une préoccupation absente des ouvrages de même intention publiés jusqu’alors : sur quels critères le Prince doit-il s’appuyer dans le choix de ses gouverneurs de province et de quelles précautions doit-il s’entourer pour s’assurer de leur loyale efficacité ? Si, comme l’écrit Du Guet, l’autorité du Prince ne serait que pensées et désirs4 sans le concours de ses représentants, comment la réalité de son pouvoir doit-elle se manifester pour servir sa gloire et assurer le bonheur de son peuple ? Deux questions doctrinales majeures destinées à fonder ou à refonder une autorité politique qui se défait sous ses yeux. 3 Eloge historique de Monsieur du Guet , page XXXII. La vie et l’oeuvre de Du Guet s’identifient à l’histoire d’un double déclin : celui du jansénisme, dont il sera de toutes les controverses doctrinales ; celui du pouvoir royal dont il déplorera sous la Régence et avec l’avènement de Louis XV, l’affaiblissement naissant sous la poussée des idées nouvelles. Une vie marquée par l’instabilité ; voyant alterner la protection de personnages influents et les périodes d’une discrétion obligée, poussée parfois jusqu’à l’exil. Une oeuvre abondante5, une correspondance égale qui lui vaudront tour à tour l’estime des uns, la réserve et l’hostilité de beaucoup d’autres en des temps caractérisés par la suspicion des pouvoirs et l’indifférence religieuse croissante d’une société plus soucieuse de ses plaisirs qu’attentive au salut de son âme6. Comment, dès lors, s’étonner des étapes d’une oeuvre qui, sans délaisser la théologie, accorde une place croissante à la morale. Jacques Joseph Du Guet naît à Montbrison le 9 décembre 1649 au sein d’une famille de onze enfants dont le père, Claude, est avocat du roi au présidial de la ville. Elève du collège des Oratoriens7, il s’y fait remarquer très vite de ses maîtres qui louent la mesure de son jeune tempérament et son intelligence vive. Ne compose-t-il pas, à l’âge de douze ans,une Imitation de l’Astrée ? Comme son frère aîné, et sous la pression de sa mère, il entre à l’Oratoire et rejoint à dix-huit ans la maison d’institution de Paris où il recevra la tonsure et les ordres mineurs. On le retrouve à Saumur où il étudie la théologie ; à Troyes où il enseigne la philosophie ; à Notre Dame des Vertus d’Aubervilliers avant d’être ordonné prêtre en 1677 ; à Saint Magloire où il donne des cours de théologie scolastique et prononce ses premières conférences publiques sur l’Eglise des premiers siècles. 5 Cf. Eloge historique de Monsieur Du Guet et l’article d’Hervé Savon cité dans l’annexe bibliographique. L’Oratoire est alors à l’apogée de son rayonnement. Des hommes considérables, dont Malebranche,participent à celui-cidans un climat de querelles doctrinales stimulant pour l’esprit mais dont le jeune abbé Du Guet ne partage pas les ardeurs. Les conflits nés de l’interprétation de la grâce donnent lieu à l’apparition de clans et d’écoles étrangères à ce caractère porté à la conciliation8. Attitude dont il ne se départira pas au fil des années même s’il ne répugne pas à s’affirmer sans renoncer à ce que lui dictent sa foi et l’honnêteté vis à vis de ceux dont il partage les engagements. Il mesure mieux que d’autres le retentissement de ces débats au delà des cercles oratoriens et jansénistes. Et d’abord à la Cour et à l’archevêché de Paris : l’augustinisme de Jansénius et la philosophie de Descartes sont proscrits. Un député du roi est nommé pour s’assurer que les mesures prises sont appliquées. Désormais sous contrôle, la congrégation des oratoriens doit se soumettre : chacun de ses membres est sommé de signer en 1684 le formulaire antijanséniste approuvé en 1679 par la Congrégation. Du Guet n’entend cependant pas rompre avec ses amis, Arnauld et Quesnel, qu’il rejoint à Bruxelles en 1685. De retour à Paris quelques mois plus tard, il se voit contraint de se cacher pour éviter la prison qui n’a pas été épargnée à l’abbé du Brueil, coupable d’avoir introduit en France les écrits d’Arnauld. 8 On se reportera sur ce point aux doctrines de la prédestination ; du molinisme, du pélagianisme, notamment. Par la grâce d’une voie dont on ne se serait pas avisé l’archevêque de Paris le sort de l’inconfort d’une clandestinité dont sa santé fragile s’accommode mal. Il est accueilli par le futur président du Parlement de Paris Jean-Jacques Charron, marquis de Menars, qui le charge du soin de sa bibliothèque et qu’il accompagne dans ses propriétés. S’ouvre pour Du Guet une période de quinze années qui paraissent avoir été les plus heureuses et les plus productives de sa vie. Il entretient une correspondance suivie avec des femmes du monde9, de jeunes ecclésiastiques, des religieuses et ne répugne pas à répondre à des consultations d’un caractère plus profane. Ces lettres de direction, riches d’enseignement sur la profondeur du théologien et la subtilité du casuiste ne sauraient lui suffire. Il reste attentif aux débats qui continuent d’agiter l’Eglise de France. Toutefois, rappelons-le pour y insister, Du Guet n’est ni un polémiste, ni un homme de coteries. Il refuse d’instinct les extrêmes et s’en remet à la sagesse qui, écrit-il est modeste et retenue, ne disant que ce qu’il faut dire et toujours de la manière la plus respectueuse et la plus douce10 . A titre d’exemple, répondant en 1698 à Quesnel qui lui adresse le manuscrit de sa Causa arnaldina, il en approuve le fond mais en déplore la forme trop abrupte à ses yeux : J’aimerais préparer insensiblement les lecteurs à penser ce que vous leur diriez qu’après qu’ils seraient de votre sentiment ; les conduire au but par des détours ; leur faire sentir l’injustice en la racontant11 . Ces années de grande sérénité vont prendre fin avec la promulgation par Clément XI de la bulle Unigénitus dei filius, le 8 septembre 1713. Une nouvelle crise s’ouvre dans laquelle Du Guet ne sera pas absent. De quoi s’agit-il ? Tête de file du parti janséniste, Arnauld meurt dans son exil de Belgique en 1694. Quesnel qui l’y avait suivi dès 1685, lui succède. Il publie en 1699 ses Réflexions morales sur le nouveau testament qui lui valent d’être emprisonné. Il s’évade. Pourchassé, il s’installe à Liège, puis à Utrecht. Pour autant, l’ouvrage connaît un retentissement considérable. Du Guet, dont la fidélité à Quesnel ne s’est jamais démentie, en fait l’objet de commentaires en conférences publiques et la matière de nombreuses correspondances. L’Eglise de France ne s’estimant plus en mesure de contenir la diffusion des oeuvres de Quesnel en appelle au pape Clément XI. Par la bulle Unigénitus, les cent onze propositions de Quesnel sont condamnées. Le clergé de France se divise alors en acceptants qui se soumettent à l’injonction papale et en appelants qui s’y refusent et font bloc derrière Quesnel qui fait appel à un concile général12 . 10 Hervé Savon opus cité page 3. Du Guet se range d’emblée au côté des appelants mais, bien que déterminé à rester fidèle à ses convictions doctrinales, juge prudent de s’éloigner un temps de Paris. On le retrouve à Du Guet rejoint la capitale en 1716. Il y retrouve des appelants plus ou moins divisés sur des divergences doctrinales mais bien résolus à affronter ensemble ceux qui, en nombre croissant, prônent l’acceptation de la bulle. Du Guet encourage la résistance. Il l’entretient avec les quatre évêques qui forment un nouvel appel le 5 mars 1717. Resté sans écho, l’appel est renouvelé en 1720. C’est que l’appel est à ses yeux une obligation morale. Il l’écrit, il en fait l’objet d’une correspondance où s’exprime sans fard son hostilité à tout accommodement. Hélas, la discorde s’accroît parmi les appelants cependant que le parti janséniste glisse peu à peu dans une clandestinité toute d’intransigeance vis à vis de l’extérieur et de rigoureuse discipline à l’intérieur. Seul, et avec un indiscutable courage, Du Guet s’oppose à l’évêque de Montpellier en 1724 par une vigoureuse adresse contre ce qu’il estime être une violation des droits de la conscience. La Cour, alertée, juge que c’en est trop, interdit la diffusion de l’opuscule et menace son auteur d’une lettre de cachet. Du Guet doit à nouveau disparaître. 12 Qui a, on s’en souviendra, une autorité supérieure à celle du pape. Les années qui le séparent de la mort seront parmi les plus douloureuses d’une vie déjà longue. Vieilli, fatigué, condamné de fait à vivre caché, il rejoint brièvement l’hôtel de Menars avant de s’installer avec sa nièce et sous des noms d’emprunt dans le faubourg Saint Honoré, puis à Troyes, jugée moins exposée que la capitale. Il prie, il étudie, poursuit la rédaction de L’institution d’un Prince, donne des conférences pour tenter de poursuivre un combat déjà perdu. Le pontificat de Benoît XIII ruine les quelques espoirs qu’il pouvait encore cultiver. Menacé d’arrestation, il se réfugie en Hollande alors que, ultime défaite, le texte de la Bulle est érigé en loi française en 1730. Le petit groupe d’appelants qui l’accueille à Utrecht le déçoit. Il rentre en France, à Troyes, puis à Paris où il est autorisé à résider. Il y entre en conflit avec quelques irréductibles et finit par rompre avec ce mouvement à la dérive comme en témoigne l’inquiétante oeuvre des convulsions13 . Du Guet meurt à Paris le 25 octobre 1733, entouré des rares amis qui lui restent, non sans avoir confirmé par testament sa fidélitéà l’appel contre la bulle Unigénitus. Le rayonnement de son oeuvre lui vaut un succès d’estime jusqu’à la fin du siècle. Il est plusieurs fois réédité. De grands esprits rendront hommage à son style, à la délicatesse de l’homme. Quand Monsieur Du Guet n’aurait écrit que ce seul ouvrage écrit l’auteur de l’éloge préfaçant l’édition de 1740 de L’institution d’un Prince, il mériterait des louanges infinies et sa réputation serait immortelle14 . 13 Catherine-Laurence Maire : « Les convulsionnaires de Saint Médard » Il n’est pas inutile de redire, après l’avoir souligné plus haut, que la vie et l’oeuvre de Du Guet sont contemporains d’un double déclin dans la société française : déclin de l’autorité royale ; déclin de la croyance religieuse15 . Ils ne sont pas dissociables et cheminent parallèlement dans une société qui s’ouvre depuis la fin du XVIIe siècle à la critique de l’autorité et à l’examen méthodique des Ecritures. Les divisions d’une noblesse disparate, les ambitions et les impatiences d’une bourgeoisie entreprenante favorisent en les précipitant, des évolutions contradictoires. La marche vers ce qui sera un jour une Révolution est cependant lente et ne saurait être regardée comme un mouvement irrésistible et continu. Désagrégations, mais tout autant refondations dont aucune ne présente de cohérence doctrinale ou d’homogénéité sociale. Les repères les plus assurés en apparence s’effacent, perdent de leur prestige au profit d’architectures sévères, dogmatiques ou laissent place à des ferments ouvrant sur de possibles infinis. Du Guet se range au côté de ceux, jansénistes mais pas seulement, qui tiennent pour nécessaire l’alliance entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel16. L’un ne va pas sans l’autre puisque l’un fonde l’autre et lui apporte la seule légitimité possible. La fidélité au roi se déduit de la croyance en Dieu. De même que jadis pour la scolastique, la philosophie était la servante de la théologie, la politique devait se soumettre à la théologie. Or, et c’est la première et peut-être la plus décisive des dissociations à venir, la philosophie puis la politique vont lentement s’émanciper de cette tutelle. Le cartésianisme ne nie pas l’existence de Dieu mais fait lentement prévaloir une rationalité critique, fatale lorsqu’elle est appliquée à l’étude des Ecritures. La pensée politique conquiert son autonomie et trouve au gouvernement des hommes d’autres finalités. Dès lors, si l’on peut penser et s’organiser sans référence à Dieu, tout devient possible. Et en effet, tout ou presque devient possible : la liberté ainsi conquise nourrit l’irrespect et laisse entrevoir une notion nouvelle, l’égalité, applicable à l’infini. 15 Ce que Du Guet résume d’une phrase : sans renoncer ouvertement au christianisme extérieur, on renonce ouvertement à l’Evangile. Ce serait cependant naïveté d’imaginer que chacun modèle son comportement sur des valeurs théologiques, philosophiques ou politiques, fussent-elles de signes contraires. La relation d’incertitude qui perce sous l’analyse conduit à une radicalisation exprimée par deux attitudes possibles : liberté de moeurs, désormais dégagées des entraves et des menaces ; rigueur d’une conduite soumise à des règles intangibles. Le temps de la morale et des moralistes est arrivé et avec lui, l’inévitable affrontement entre le libertinage des uns et l’austérité des autres. La génération du sourire contre la sévérité janséniste. Naturellement, rien n’est aussi simple. Les adeptes du libertinage entrevoient aisément combien le dérèglement de leurs moeurs n’est possible que s’il ne devient pas le signe d’une émancipation égale pour tous. Adversaires d’apparence, libertins et austères sont liés par un pacte secret : il faut de l’ordre ou, àdéfaut, des autorités pour veiller à contenir la licence ancillaire. Tout au plus, si le domestique est pris pour partenaire, il ne sera jamais un égal. Le désordre, la fantaisie irrespectueuse sont un luxe qui ne peut prospérer que grâce à de rigoureuses mesures de contention appliquées à celles et à ceux qui n’ont pas part au banquet. De tout ceci, Du Guet et d’autres sont les témoins. Mais que faire ? Ne pas heurter, convaincre et expliquer plutôt que condamner. Gagner à sa cause plutôt que rejeter dans les ténèbres de l’ignorance ou de l’immoralité. Il est notable d’observer à cet égard que bien qu’acquis aux thèses d’Arnauld et de Quesnel, Du Guet n’approuve que rarement la forme sous laquelle elles sont exprimées. Il en mesure le danger avec finesse. Le jansénisme, devait-il penser, n’a d’avenir que s’il sait se gagner paisiblement les âmes. De même, dans ses préceptes au prince, il sait montrer que la fidélité au souverain et l’amélioration de ses sujets ne peuvent être obtenues que par la vertu de l’exemple. Il faut éduquer et non contraindre ; se faire aimer pour ce que l’on est plutôt que par ce que l’on commande. On peut à bon droit soutenir ici que la postérité de Du Guet est plus à rechercher dans son abondante correspondance que dans la publication de ses opuscules. C’est un directeur de conscience, un guide spirituel avant d’être un doctrinaire enclin au radicalisme. S’il l’est devenu à la fin de sa vie, c’est de manière presque désespérée. Avec lui s’achève une lutte livrée dans le camp des perdants. Une cause mal défendue, soutenue dans les plus mauvais termes et sur le plus mauvais terrain. Sans doute le soupçonnait-il, lui, l’homme de foi condamné à l’exil, à la clandestinité, par fidélité plus que par intransigeance. Si la notoriété acquise de son vivant et longtemps après sa mort par Du Guet n’est pas contestable, elle ne saurait être comparée au rayonnement d’un Bossuet17 et d’un Fénelon. Sur bien des points leurs oeuvres respectives sont pourtant apparentées. Par leur objet, les voies de leur diffusion et les 17 L’éloge de Monsieur Du Guet opère le rapprochement. Cependant, au delà des différences soulignées, il s’agit bien de préparer le prince à ses devoirs de souverain, à ce métier de roi qui est de juger et d’agir. Pour y réussir, Bossuet se fera encyclopédiste dans les matières utiles à la formation de l’esprit. Il se fera historien pour orienter la volonté du prince en lui faisant voir par le commentaire critique des règnes passés, comment s’acquitter chrétiennement de ses devoirs envers Dieu et son peuple. La politique tirée de l’Ecriture Sainte complétera plus tard cette éducation. A l’exemple de Bossuet, Fénelon se fera un pédagogue patient et habile. Conscient d’avoir à susciter l’intérêt d’un jeune élève indiscipliné, il rédigera des ouvrages attrayants qui empruntent à l’Antiquité grecque ses plus séduisants épisodes : Les fables et surtout Télémaque. Mentor enseignant Télémaque, Du Guet a-t-il lu et médité les ouvrages de ses illustres contemporains ? Sans doute même si les références des quatre volumes de L’Institution d’un prince n’y font aucune place. Du Guet demeurera fondamentalement un théologien et un moraliste. Il n’est politique ni par tempérament ni par position. Sa foi janséniste le fera tenir en suspicion et lui fermera l’accès à de hautes fonctions épiscopales. Il nous a paru que ce long -trop long peut-être préambule était nécessaire comme préface au commentaire du texte choisi. Il l’éclaire et confère à L’Institution d’un Prince sa portée historique, les raisons de son succès autant que celles de ses limites. Il est du devoir et de l’intérêt du Prince de ne confier le gouvernement des provinces, ni celui des places fortes, qu’à des hommes de grand mérite. Il doit aussi ne choisir comme ambassadeurs que ceux qui peuvent en soutenir dignement le caractère. Qualités nécessaires aux uns et aux autres18 . En quelques mots, Du Guet définit son objet et la mission qu’il revient au prince d’accomplir, par devoir et dans son intérêt. Par devoir vis-à-vis de l’autorité qui lui est échue et qu’il tient de Dieu ; vis-à-vis du peuple au bien-être duquel il doit s’attacher. Par intérêt, car ce double devoir, imparfaitement rempli, peut mettre en péril sa légitimité. Aussi ne fera -t-il appel qu’à des hommes dont le mérite est avéré. Le mérite, on le verra, plutôt que la naissance, la situation de fortune ou une puissance propre qui affaiblirait celle du Prince que le gouverneur est chargé de représenter et de servir. Suivent vingt cinq articles d’inégale importance selon le soin que Du Guet met à leur rédaction ou la portée qu’il leur confère. Présentation systématique rédigée suivant un ordre des raisons qui n’est pas sans rappeler l’influence cartésienne19 . C’est donc bien d’un traité qu’il s’agit et non de Maximes de morale telles que les proposent dans un désordre revendiqué La Bruyère ou La Rochefoucault. Pas de fantaisie ou de trait propre à flatter l’esprit du lecteur. Pas, non plus, le style dépouillé -more geometrico-du Spinoza du Traité des autorités théologico-politiques20 . Une écriture sobre, proche de celle d’un Tacite auquel les références sont nombreuses. Si nombreuses, parfois même reprises ne varietur, qu’elles pourraient faire songer sans malveillance à celles d’un La 18 Chapitre XXVI ; introduction. 19 …. Tout cependant s’y développe par principes et par degrés… Tout y est à sa place et dans un ordre clair et démonstratif. Eloge, opus cité page 31. Fontaine recopiant Esope. Nous avons choisi de les reprendre dans leur ordre de présentation et d’en proposer le commentaire. Le meilleur prince et le plus éclairé n’aura que des pensées et des désirs s’il ne les exécute par des hommes à qui il communique le mouvement aussi bien que l’autorité21 . Coadjuteurs du Prince, ces hommes en sont les bras et les mains , les yeux et la présence sur le territoire. Ils agissent par Il y a des Etats où les gouvernements de provinces ne sont que des commissions pour un temps et il y en a où ils sont perpétuels. J’entends ici sous le nom de provinces les différentes parties qui composent le corps d’une monarchie23 . 21 Chapitre XXVI, article I. De même que les gouverneurs sont et ne sont que les organes avancés du Prince dans les provinces, celles-ci forment ensemble le corps d’une monarchie. Expression métaphorique de la dialectique déjà soulignée du tout et de la partie. Pour autant, Du Guet montre ici que sans amoindrir les fondements de sa théologie politique, il sait introduire l’indispensable facteur de flexibilité ou d’adaptation aux circonstances. Les gouverneurs ne sont pas inamovibles et peuvent même n’exercer que des missions temporaires. Les règles de la politique -un sage pragmatisme en somme -commandent même une présence limitée dans le temps à la tête de la province : le prince y gagne en autorité et favorise à son avantage l’expérience des hommes qu’il peut à loisir révoquer et promouvoir. Au surplus, cette rotation permet à des hommes nouveaux de voir leur mérite reconnu. Ces avantages ne vont pas sans inconvénients. Une présence de courte durée peut exciter l’avarice des gouverneurs et celle de toutes les personnes qui ont part à leur autorité24 . 23 Article II. 25 Ibidem. A ce stade du commentaire, il importe de distinguer plus clairement que ne le fait Du Guet -entre les qualités morales qui font un gouverneur fidèle à la volonté du Prince, d’une part, et les principes qui gouvernent une juste adéquation entre la province à pourvoir et le profil de son futur titulaire, d’autre part. Outre que les qualités démontrées peuvent ne pas offrir un rempart suffisant face aux tentations, une même qualité morale pourra se révéler proche de la faiblesse ici alors qu’elle convenait là. La durée de la mission a apporté réponse à cette question. Au côté des qualités morales, il faut compter avec la puissance propre des gouverneurs, leur situation de fortune, leurs alliances, leur origine géographique et plus généralement avec tout ce qui pourrait inspirer et nourrir une ambition étrangère à la responsabilité publique. A titre d’exemple, Du Guet tient pour dangereux de confier le gouvernement de provinces maritimes à des personnes déjà fort puissantes26, fussent-elles réputées sûres et fidèles . Voilà, conclut Du Guet, ce qu’une sage politique prescrit, ajoutant aussitôt que le plus difficile reste de trouver des hommes à qui les provinces peuvent être confiées et dont le mérite répond à leur emploi. C’est entre autres traits de ce texte, ce qui en fait tout l’intérêt. La confrontation constante entre l’idéal d’organisation conforme à l’ordre naturel et le réalisme d’une sage politique. Confrontation pour reproduire le dialogue intime qui voit s’affronter l’exigence du théologien et le réalisme d’un homme instruit de la faiblesse des hommes. La suite des articles confirmera cette impression. 26 Article IV. Nous avons relevé plus haut de fréquents emprunts à Tacite27 . Témoin d’un temps dont il déplore la liberté des moeurs, constate l’affaiblissement de l’autorité et l’influence décroissante de la religion et de son Eglise, Du Guet s’en remet aux observations de l’historien latin dont on se souviendra qu’il fut d’abord consul puis proconsul d’Asie avant de se faire le témoin sans complaisance des moeurs de la Cour Impériale. La méditation des pages de la vie d’Agricola, celle des Annales, apporte à Du Guet un écho proche de ses propres préoccupations. Tacite voulait faire oeuvre morale, sauver les vertus de l’oubli et stigmatiser le vice. Du Guet également, quoique à intention égale, leurs styles diffèrent sensiblement. Làoù Tacite dénonce avec vigueur -Tacite n’est pas toujours tacite -nomme sans équivoque auteurs et responsables de maux contraires à l’intérêt public, Du Guet expose méthodiquement comment choisir les hommes et prévenir leurs possibles défaillances. On ne trouve pas sous l’élégante plume de Du Guet les agacements de Tacite. Il laisse plus volontiers entendre les conséquences fâcheuses d’un choix inapproprié, les dérives dûes à un manque de vigilance et de contrôle, qu’il ne se risque à heurter de front les hauts personnages de son temps. Une explication à cela : il y a le tempérament de l’homme que l’on connaît ; il y a l’objet du traité lui-même qui est d’écrire pour l’avenir. Il ne sera jamais polémiste. Il n’en a pas l’alacrité naturelle et il sait que son prestige spirituel ne suffirait pas à le mettre à l’abri des conséquences de ses audaces, dans ce domaine comme dans les autres. 27 Tacite (Publius Cornelius Tacitus) 55-120 après J.C.. Mais aussi Sénèque, Suétone et Tertullien. Ceci ne vaut d’ailleurs que pour cette partie de livre ; les Pères de l’Eglise et les Ecritures servent de fondements aux autres chapitres. Tout au plus, par une tournure d’autant plus remarquable qu’elle est unique dans le corps du texte, risque-t-il un parallèle entre l’usage prêté à Alexandre le Grand dans le choix de ses représentants et ce que son rétablissement aujourd’hui pourrait révéler. Un ancien empereur, écrit-il28 , éprouvait une crainte telle à se tromper dans le choix de ses gouverneurs et intendants qu’il en était venu à faire procéder à l’affichage public de leurs noms en exhortant chacun de révéler ce que l’on pouvait savoir de leur conduite présente et passée : une enquête publique soumise à l’appréciation du peuple, appelé à rapporter ce qu’il pouvait y avoir de répréhensible dans le comportement d’hommes dont on attendait qu’ils fussent universellement respectés. Si Du Guet approuve le procédé, il confesse qu’il n’oserait en suggérer le rétablissement : Il n’en reste maintenant qu’une ombre légère pour les dignités séculières et pour l’épiscopat et qui se réduit à une simple formalité, mais je sais bien, ajoute-t-il, que la plupart de ceux qu’on met en place en seraient exclus s’il était permis à ceux qui les connaissent bien de rendre compte de ce qu’ils savent29 . Il ne saurait être plus clair dans la référence à son siècle. Désillusion, amertume et claire conscience de ces imperfections qui ruinent le crédit des hommes et l’autorité du Prince. L’ambition qui succède aux passions de la jeunesse ne les étouffe pas mais se contente de les couvrir et de les suspendre30 . A l’idéal de transparence s’opposent les demi-teintes qui servent à masquer l’ambition. La loyauté proclamée, la fidélité peuvent n’être que vertus d’apparence, pour gagner la confiance, circonvenir le jugement du Prince. Face à elles, les précautions prises sous les formes déjà décrites ne sauraient suffire. L’homme se révèle dans et par l’exercice du pouvoir qui lui est délégué. A moins que le pouvoir lui-même en vienne à subvertir les qualités en défauts et rende par là même tout pronostic incertain. 28 Article XI. Aussi ne reste-t-il que l’essai. Lui seul peut mettre en évidence ce dont l’homme est capable, en bien comme en mal ; Celui dont on se défiait fera merveille ; Les affaires donnent aux uns de l’élévation et éblouissent les autres ; Un grand théâtre anime les premiers et les seconds ne peuvent soutenir un si grand jour ; Il faut profiter de cette épreuve, pousser les uns et retirer les autres31. En quelques aphorismes, Du Guet déplace le centre de gravité de ses réflexions. En admettant implicitement que l’énoncé de valeurs morales ne peut guère valoir plus que ce que représente un catalogue de bonnes intentions, il en vient à suggérer la mise à l’épreuve. Qu’importe les qualités apparentes, le crédit dont on jouit, les contrôles a priori : seul compte ce qu’enseigne l’exercice effectif du pouvoir confié. La vertu se démontre, elle ne se revendique pas. Enfin, il faut y voir une recommandation : ce sera le profil de l’emploi à pourvoir qui, en dernière instance, déterminera le profil de celui appelé à l’occuper. Le retournement progressif de la pensée de Du Guet s’illustre par quelques nouveaux aphorismes qui sont l’objet des articles XVI à XVIII : C’est un caractère très estimable que celui d’être de niveau aux affaires quoique l’on ne leur soit pas supérieur ; d’avoir ce qui est nécessaire pour gouverner une province quoiqu’on soit borné aux seules qualités nécessaires à cet emploi. Qu’importe le brio ou l’excellence d’un talent hors de proportion avec l’emploi occupé : Le public n’a pas besoin de ce qui leur manque ( aux esprits moyens) et les provinces sont heureuses et tranquilles sous leur conduite. Cependant ce 31 Article XV. conseil a ses limites et le prince ne saurait négliger ce que peuvent lui apporter des hommes qui joignent à la prudence et à la maturité de grandes vues, de grandes qualités pour le gouvernement public32. Compétence et envergure pour résumer. C’est à eux que le Prince fera appel pour rétablir l’ordre public, gouverner des provinces orageuses, des provinces éloignées ou pleines d’abus. Distinction capitale que celle qui oppose ce qui relève de la seule gestion et ce qui implique autorité et initiative. Le Prince doit se réjouir de pouvoir s’appuyer sur des coadjuteurs de cette trempe. Savoir les honorer sans s’en montrer jaloux et s’assurer que ces qualités d’exception trouvent leur origine dans un respectueux attachement pour le Prince et l’amour pour son peuple33 . S’il doit mériter la confiance du Prince, le servir avec autant de vertu que de fidélité, lui apporter le bénéfice de son expérience et de sa compétence, le gouverneur doit montrer la même ardeur à se faire aimer du peuple et à lui plaire. Aimable par l’image qu’il donne de lui-même, il saura rendre aimable le Prince qu’il représente. Dans la logique de l’ordre naturel le gouverneur exprime -par construction, pourrait-on écrire l’imperium plus qu’il ne le représente. Suivant les préceptes d’une sage politique, le gouverneur doit s’attacher à faire plus : Il est aisé de gagner le peuple en lui ressemblant. Il est aisé de le blesser en s’éloignant de ses manières. Le grand art est de lui plaire en le rendant meilleur et de l’attirer à soi sans aller à lui34 . Un grand art en effet que celui de l’équilibre à préserver : bannir l’arrogance, se garder de la démagogie et, au long cours, obtenir par une saine pédagogie de l’exemple et une équité sans défaut que chacun en vienne à conformer sa vie à des valeurs partagées. Ce que Du Guet développe en quelques nouveaux conseils : (S’opposer) aux injustes cupidités des traitants et aux innovations des fermiers publics ; (se déclarer) ennemi des monopoles et de tous les privilèges qui ruinent la province pour enrichir un particulier ; (assister) les pauvres selon toute l’étendue de son pouvoir ; (distinguer et protéger) le mérite de toutes les conditions ; (faire paraître) beaucoup de respect pour la religion ; (s’attacher) d’une manière particulière tous ceux dont la vertu parait plus parfaite et (ôter) à celle dont on a fait profession toute la rudesse et la sévérité que la civilité peut en retrancher sans l’amollir35 . 32 Article XVIII. Admirable programme que Du Guet juge lui-même trop parfait pour être mis en usage. Sans doute, mais il ne l’ajoute pas, parce que les hommes ont rarement une telle constance dans la vertu et que, si l’énoncé d’un idéal n’est pas inutile, l’histoire n’offre que peu d’exemples de gouvernements d’une perfection aussi achevée. Il se risque, malgré tout, à proposer une double illustration empruntée à l’Antiquité. Si la première, relative à l’administration de la justice, n’éclaire en rien son propos, la seconde, en revanche, montre les voies jadis suivies par un sage gouverneur pour rétablir l’ordre dans un gouvernement où tout était soulevé36 . S’avisant que si la guerre et la révolte y produisaient des conséquences fâcheuses, le recours à la force des armes ne viendrait pas seul à bout du désordre et que la prudence commandait de s’interroger sur ses causes. Et d’abord sur celles qui provenaient de sa propre maison. Attitude d’autant plus digne d’estime qu’il est constant qu’un gouvernement confronté à un désordre ne recherche pas spontanément en quoi il pourrait y avoir une part. Se réformer soi-même suppose une lucidité et un courage qui prévalent rarement sur la volonté de réduire une opposition sans s’interroger sur ses raisons. C’est cependant ce que ce valeureux gouverneur se donnera pour priorité : Ne rien accorder à la brigue, aux recommandations, aux prières ; s’en remettre à son propre jugement sans égard pour des raisons étrangères aux motivations incertaines ; punir avec mesure et exonérer de peines ceux dont le repentir est sincère ; bien choisir ses officiers et ses domestiques ; abolir les monopoles car contraires à la liberté publique. L’ordre revint et avec lui considération et confiance dans l’autorité publique. Il est juste, conclut Du Guet, qu’un tel homme, si distingué d’ailleurs, le soit aussi par l’affection et l’estime du Prince , qui ne doit pas craindre de s’avilir en lui donnant des témoignages publics où les mesures et les bienséances ordinaires ne seront pas si sévèrement gardées. Parce qu’on verra bien que la justice due à un grand mérite ne doit pas se régler par la coutume37 . 35 Article XXII. Sur cet exemple se concluent les XXVI articles du chapitre consacré aux gouverneurs de provinces. Nous en avons montré, au fil du commentaire, la prudence et la sagesse. Du Guet n’était pas un homme de pouvoir. Ce qui nous conduit à deux conclusions. Si l’on met de côté ce que ces pages doivent à la lecture de Tacite, si l’on se souvient que Du Guet fut plus un spectateur, certes attentif, de l’évolution des moeurs et de celle des pouvoirs de l’Etat qu’un homme investi de responsabilités, la pertinence de ses préceptes reste étroitement théorique. En revanche, deuxième conclusion, le succès posthume de L’Institution d’un Prince doit beaucoup à l’autorité spirituelle de son auteur. Par un étrange paradoxe, sa postérité s’est construite sur l’oubli de son oeuvre de théologien et l’effacement rapide des controverses doctrinales devenues étrangères aux enjeux qui s’annoncent. Enfin, car il faut bien le rappeler, le Prince de Piémont pour qui ce livre avait été écrit, ne montera jamais sur le trône d’Espagne. 37 Article XXVI. Orientation chronologique -9 décembre 1645 : Naissance de Jacques Joseph Du Guet à Montbrison Loire Mort de Fénelon -1730 : La Bulle Unigénitus est élevée au rang de loi française Bibliographie sommaire Bréhier Emile : Histoire de la philosophie. Tome II -1 : Le XVIIème siècle. Paris. P.U.F.1960. XIV. Paris. Hachette. 1979. Spinoza : Traité des autorités théologiques et politiques. Traité de l’autorité politique ». In oeuvres complètes. Paris. Gallimard. 1954. On trouvera, en outre, en annexe de l’article de Hervé Savon, une bibliographie complète des oeuvres de J.J Du Guet.
Fonds ancien municipal – Bibliothèque de la Diana
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