LE MARQUIS DE SAINT-CHAMOND EN ALLEMAGNE (1635-1637), Communication de M. Philippe Paradis, BD, Tome LXVII, Montbrison, 2008.

 

 

            Melchior Mitte de Chevrières, marquis de Saint-Chamond, né au château de Chevrières en 1586, demeure une personnalité forézienne digne d’intérêt principalement parce qu’il fut au nombre des hommes sur lesquels Richelieu a pu compter pendant quinze ans pour gouverner la France. Tout en se distinguant au siège de La Rochelle, le marquis de Saint-Chamond mène plusieurs missions diplomatiques auprès du duc de Mantoue (1627 et 1628), puis à Londres et à Bruxelles (1631). Il participe à la guerre en Lorraine en 1633 et commande au siège de Nancy, avant d’être envoyé comme ambassadeur en Allemagne de 1635 à 1637. Disgrâcié, il n’est rappelé qu’après la mort de Richelieu par Mazarin, qui lui confie l’ambassade de Rome en 1644, avec pour mission de réconcilier les princes italiens avec le Pape, puis d’influencer l’élection de son successeur Innocent X. L’échec de cette mission est cause d’une ultime disgrâce, qui ne prendra fin que pendant la Fronde durant l’été 1649, mais la mort le surprendra en plein retour en grâce le 10 septembre 1649 en l’hôtel de Saint-Chaumond à Paris. Melchior de Saint-Chamond fait partie des hommes les plus instruits, cultivés et éloquents de son temps. Fervent catholique menant une vie plutôt austère, il collectionne les reliques mais ne néglige pas de consulter les astrologues.
            Son ambassade en Allemagne dure environ 23 mois. Parti de Paris vers le 28 août 1635, il prend la mer à Calais, débarque aux Provinces-Unies et séjourne à La Haye et Amsterdam, puis s’embarque pour Hambourg qu’il atteint début novembre 1635. En mai 1637, Paris lui adjoint le comte d’Avaux, qui devient son successeur lorsqu’il est rappelé début juillet 1637. Le voyage de retour dure jusqu’à début octobre, par voie de terre jusqu’aux Provinces-Unies, puis par bateau jusqu’à Calais.

            Les sources ne sont pas toutes connues. Ses dépêches ne figurent pas intégralement aux Archives diplomatiques, et beaucoup de lettres restent à découvrir, notamment celles adressées au Père Joseph, surnommé « l’Eminence grise » parce qu’il était l’alter ego de Richelieu mais ne portait que le modeste habit des capucins. Son abrégé rend un compte assez exact de ses faits et gestes en Allemagne, mais l’auteur embellit son rôle et gomme les doutes immenses qu’il ressentait sur le moment. On ignore ce qu’il est advenu de ses Mémoires, qui ne sont connus que par des notes très parcellaires prises au XVIIIe siècle. En revanche, le récit très vivant fait par un moine récollet de sa suite d’août 1635 à janvier 1636 est très exhaustif et révèle l’ambiance et bien des particularités du début de son mandat.
            Ces données permettent de décrire à grands traits l’organisation de sa mission, puis de résumer ses principales négociations, et enfin de reconstituer un épisode ponctuel de son séjour en Allemagne.
            En 1635, le nouvel ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire vient s’insérer dans un dispositif diplomatique qui comprend trois diplomates de rang intermédiaire en Allemagne, MM. de Rorté, de Beauregard et de La Boderie, envoyés au coup par coup auprès de différents princes allemands. Le marquis doit diriger leur action et se coordonner avec des chargés d’affaires ou ambassadeurs ordinaires, comme le comte d’Avaux en Pologne, le baron d’Avaugour en Suède, le marquis de Charnacé aux Provinces-Unies, et occasionnellement M. de La Tuillerie à Venise.  Il rend compte de son action en écrivant un bref résumé au Roi, un compte-rendu plus détaillé au Cardinal et des dépêches exhaustives chiffrées au Secrétaire d’Etat Chavigny, sachant que le supérieur aura connaissance de la lettre envoyée au subalterne.
            La France est alors engagée dans la guerre de Trente ans (1620-1648), par alliés interposés durant ce qu’on appelle la période suédoise. La mission du marquis consiste à maintenir la guerre en Allemagne contre l’Empereur romain germanique Ferdinand II et ses alliés (Electeurs de Saxe et de Brandebourg, duc de Bavière). Pour cela, il doit maintenir la cohésion de la coalition (le « party ») formée avec la Suède et le landgrave de Hesse-Cassel, tout en s’assurant de la neutralité du roi de Danemark et des ducs de Lunebourg  et d’Holstein et autres princes allemands de second plan.
            Pour des raisons de facilité des communications par voie maritime, le marquis est envoyé à Hambourg, d’où il peut rayonner en Allemagne et au Danemark et envoyer des gentilshommes ou des courriers porter des messages. Hambourg est aussi un grand port de commerce, appartenant à la Ligue hanséatique, où l’encaissement de lettres de change ne présente pas de difficultés. Outre des frais de protocole dignes d’un envoyé du Roi de France dont le train comprend 120 personnes1, l’ambassadeur paie aussi des subventions fixées par traité aux alliés de la France (Suède, Hesse) pour soutenir leur effort de guerre et rendre la guerre une option politique plus intéressante que la paix avec l’Empereur. Souvent, Paris n’arrive pas à faire parvenir les fonds suffisants au bon moment. Ces fonds ne couvrent qu’une partie des dépenses du marquis, qui se retrouve contraint de s’endetter lorsque ses appointements ne lui sont plus versés et qu’il en a déjà fait l’avance aux alliés2.
            Il lui arrive aussi de rétribuer des informateurs, ou de gagner la confiance de serviteurs de l’Empereur, comme son chargé d’Affaires à Hambourg. Mais son habileté se heurte à des menées similaires du camp adverse. Ainsi, le secours de la place d’Ermenstein3 échoue à plusieurs reprises, notamment à cause de la trahison du général de l’armée du landgrave de Hesse, Milandre, puis la place se rend aux ennemis par la trahison d’un sergent français, La Maugerie. Le marquis échappe à plusieurs embuscades commanditées par les Pays-Bas espagnols. Quant aux Impériaux, considérant que il leur faisoit plus de mal avec son train que quatre armées ensemble, mettent sa tête à prix 40 000 rixdales. Son logis de Hambourg, situé en dehors des remparts, dans la ville nouvelle entourée d’une simple palissade, est l’objet de cinq tentatives d’intrusion : « cela l’obligea d’augmenter son train de douze soldats auxquels il ne donna point la qualité ny la casaque de sa garde. Mais ils le suivoient par la ville et aux champs, avec la carabine soubs le manteau et le pistolet à la poche et veillaient la nuit dans son logis. Il arma aussi tous ces gens et se garantis par ce moien de leur attentat. Un comploteur, commissaire chargé de prélever une contribution pour l’Empereur, est arrêté et condamné à avoir la tête tranchée.

            Avec le chancelier suédois Axel Oxenstiern, le marquis de Saint-Chamond conclut le traité de Wismar du 20 mars 1636. D’abord désarçonné par cet habile diplomate, il s’entend ensuite très bien avec lui. Le chancelier avait appliqué la tactique de la fuite : alors que Saint-Chamond faisait étape à Amsterdam en route pour Hambourg, le chargé d’affaires suédois lui dit qu’il arrivait trop tard et qu’Oxenstiern aurait bientôt quitté l’Allemagne. Le marquis le rattrape tout de même à Wismar, et concède alors ce que désire la Suède : une énorme subvention française et l’engagement de ne lever aucune troupe allemande au service de France pouvant gêner les desseins suédois en Allemagne.
            Le roi Christian IV de Danemark affiche sa neutralité et son intention de ne pas faire de paix séparée avec l’Empereur, dont il s’est approprié quelques possessions. Cependant, à peine le marquis l’a-t-il quitté que le monarque fait une tentative de médiation entre la Suède et l’Empereur sans en avertir la France. Lorsque Saint-Chamond doit quitter l’Allemagne et prend congé du roi, les autorités danoises malmènent son train lors du retour par bateau. Cet incident peut témoigner du ressentiment que pouvait nourrir Christian IV contre un ambassadeur qui l’avait discrédité auprès de l’Electeur de Saxe et de l’Empereur à coup de fausses rumeurs habilement distillées, et avait poussé les assemblées de ses Etats à voter contre des contributions avec lesquelles le roi désirait lever une armée, en rupture avec la neutralité promise à la France.
            Le landgrave Guillaume V de Hesse-Cassel a des Etats bien trop vulnérables pour que Saint-Chamond puisse en attendre davantage que la continuation de la guerre et l’absence de paix séparée. Le landgrave joue l’avenir de sa dynastie ; au printemps 1636, sous la pression du marquis, il réussit à secourir Hanau, qui appartient à sa belle-famille, mais il n’entreprendra jamais de secourir Ermenstein. Plus tard, ses États sont finalement envahis, il est même tué pendant l’été 1637, mais son dessein sera réalisé par son fils qui obtiendra pour sa maison la dignité électorale au traité de Westphalie en 1648.

            Pour clore l’évocation de l’ambassade du marquis de Saint-Chamond en Allemagne, voici une reconstitution des réceptions données en son honneur par le duc d’Holstein, prince du Saint-Empire et cousin du roi de Danemark, qui croise les témoignages du marquis et du moine récollet. Ces festivités ont précédé et suivi la première audience de l’ambassadeur avec Christian IV en décembre 1635.
            Le duc envoie le gouverneur de ses Etats accueillir la délégation à une lieue du château, avec trois beaux carrosses et de nombreux gentilshommes allemands, dont l’un prononce la harangue traditionnelle en français. Conduit à son appartement, le marquis peut voir des gardes postés partout sur son passage. Sur la table de sa chambre, on trouva quantité de tasses d’argent pleines de confitures, et le tout couvert d’une belle et riche toilette. A costé il y avoit 3 grands vases d’argent doré, fort artistement façonnéz, et couvertz : dans l’un il y avoit du vin de France, dans l’autre du vin du Rhin, et le 3ème plein de vin d’Espagne. Le duc veut traiter avec égards tous les membres de la délégation, précise le moine. Tous les François estoient fort bien logez, chaque chambre avoit un gentilhomme allemand qui avoit soing de ceux qui y estoient logéz, et n’oublioient à les faire boire de toutes sortes de vins qui se rencontrent en ces pays septentrionaux.
            Le dimanche 16 décembre au matin, son Excellence envoya salüer son Altesse par Monsieur de La Fayette accompagné de son maistre d’hostel et de son secrétaire, et luy présenta les lettres de sa Majesté. (…) Toute la noblesse françoise, qui estoit richement couverte, la fust recevoir jusque dans la sale, et la conduit dans l’antichambre, où son Excellence la vint recevoir, et après les compliments d’une part et d’autre, faicts en françois, ils entrèrent dans la chambre de son Excellence où ils conférèrent seulz une bonne heure. L’entretien se termine lorsqu’il est l’heure de déjeuner. La salle est vaste, voûtée, entièrement peinte, avec un dallage de marbre noir et blanc. On se met à table en musique. Le duc donne la préséance à l’ambassadeur pour marquer son respect pour la couronne de France et ne fait asseoir que les gentilshommes français à sa table, qui est surmontée d’un dais de velours cramoisi frangé d’or. On fust servy fort solennellement par le grand maistre d’hostel (qu’ilz appellent mareschal) Eschançon, Escuyer tranchant, et autres gentilshommes et officiers, les habits desquels estoient tous couverts d’or et d’argent, et presque tous avoient en écharpe de grosses chaisnes d’or : entre tous paroissoient et esclatoient comme deux soleilz son Excellence et son Altesse, à cause des cordons, des ceintures, des boutons et de diamants qu’ils portoient. Le dessert de fruits et de confitures est servi dans 48 tasses d’argent doré. Le buffet est regarni régulièrement, et orné de grands vases d’argent jusqu’à la voûte. On se mit à table à dix heures du matin, et on n’en sortit qu’aux flambeaux. De demander si on fist forces bringues, et si les François firent hommages à l’Allemagne, c’est s’enquérir sil y a de l’eaüe dans la mer. Pourtant, la retenue, la prudence et sobriété des principaux parurent tousjours parmy les profusions, libertés et débauches de ces septentrionaux4.
            Le séjour au château de Gottorp dure quelques jours, le temps pour le moine de noter qu’il y a des roses dans le jardin en plein mois de décembre, que les écuries sont remplies de chevaux rares et pour la plupart dressés, que la bibliothèque contient de nombreux ouvrages catholiques, des globes terrestres, des instruments de mathématiques et un cabinet de médailles, et que la grande salle est ornée d’un horologio, réduction du gros horloge de Strasbourg, qu’il a fallu 15 ans et 20 000 livres pour achever. Il observe également que la duchesse et toutes ses dames d’honneur et damoiselles estoient vestues et coiffées à la françoise. La délégation quitte le château de Gottorp le 18 décembre, après un ultime déjeuner, fort court et léger, à cause qu’on n’y avoit esté que deux heures.
            Le 2 janvier, l’ambassadeur et son train entament le chemin du retour, faisant étape à Gottorp le 4 : il est accueilli à une lieue du château avec le même cérémonial qu’à l’aller. Le moine fait remarquer qu’en raison du décalage de dix jours du calendrier luthérien5, leur arrivée a lieu au moment où l’on fête Noël à Gottorp. Durant ce séjour ne manquèrent les festins ordinaires, l’exercice des chevaux, la musique, les trompettes, les tymbales, les comédies, et autres divertissementz. Monsieur le Duc fit tirer de ses escuries trois forts beaux chevaux, et en fist présent par son escuyer à Monsieur l’Ambassadeur. Le soir mesme il luy envoya encores par monsieur son Bailly (c’est le gouverneur de ses estats) son pourtraict avec celuy de madame la princesse sa femme tous deux au naturel. L’ambassadeur offre des chaînes d’or : deux au grand maître d’hôtel et au grand écuyer, une au premier écuyer tranchant et à l’échanson. Aux officiers, il offre 100 richedals. 
            Malgré ces égards, le duc d’Holstein ne manquera pas de trahir les bonnes dispositions qu’il avait montrées au marquis de Saint-Chamond en tentant de coaliser des neutres contre le parti franco-suédois, sans succès cependant.

            Il reste beaucoup à découvrir sur cette ambassade : les compagnons du marquis, comme le baron de Chalmazel ou M. de La Fayette, actuellement très mal connus, ont peut-être écrit sur leur voyage. On sait qu’ils ont rapporté des souvenirs (meubles précieux, objets en ambre), qui existent peut-être encore aujourd’hui. D’autres récits donnent probablement les versions allemande et suédoise des faits, et peut-être des considérations sur l’ambassadeur. En revanche, Richelieu a banni le nom du marquis de Saint-Chamond de ses mémoires. Pendant les années passées au service du Cardinal, le marquis craignait de se faire couper la tête un jour, comme le duc de Montmorency et plusieurs généraux en campagne en avaient fait l’expérience. Son châtiment fut plutôt d’être occulté des comptes-rendus officiels. 

 

 

 

 

1 Dont le baron de Chalmazel, M. de La Fayette d’Ailly, M. de la Motte Saint-Vincent (tous trois foréziens), M. de Rappetout, M. d’Athis, de Paris,  M. de Morel, M. de Saint-Nicolas, M. de Grésieux, M. de Tourvéon, conseiller au présidial de Lyon et secrétaire de son ambassade, ainsi que le jeune sieur de Saint-Romain : Melchior Arod (1611-1694), héritier du fief de Saint-Romain, fils d’Antoine Arod ami de longue date de la famille Mitte de Chevrières. Il avait accompagné le marquis dans toutes ses missions diplomatiques depuis 1627. Il connaîtra une longue carrière diplomatique, sera résident en Suède avant d’atteindre le rang d’ambassadeur en Suisse et au Portugal sous Louis XIV.

2 L’une des causes de sa disgrâce fut que le marquis, après avoir réclamé l’argent qu’on lui devait, préleva ses appointements sur les deniers publics confiés pour d’autres affectations. Il avait auparavant fait part de son intention, sans susciter de réaction de Paris, semble-t-il. Pour sa défense, il prétendit que les alliés n’auraient pas cru aux promesses de subventions s’il avait trop restreint son train de vie. Son homologue à La Haye, Charnacé, préfère se faire tuer au siège de Breda plutôt que de subir la honte d’une vie dans la misère.

3 En allemand, Ehrenbreitstein, au confluent du Rhin et de la Moselle, dominant Coblence. Cette forteresse avait été confiée à une garnison française par l’Electeur de Trèves. Le maintien de cette place dans la camp franco-suédois était jugé essentiel par Richelieu, aussi Saint-Chamond y employa tous ses soins pendant des mois. La chute de la place fut l’une des causes de son rappel.

4 La version du marquis dans ses mémoires diffère quelque peu. Le duc de Holstein Gottorp me fit boire quatorze verres, mais je trempais mon vin de six parts de vin une d’eau ; nous demeurâmes six heures à table. Il n’y avait que grossières viandes, que coq d’Inde mal apprêtés, néanmoins il me dit que, quand l’Empereur le viendrait voir, il ne lui saurait faire meilleure chère. Il voulait continuer à boire jusqu’au souper. Le buffet ne se dégarnit jamais. Il n’y avait d’autre vaisselle que de grands brocs d’argent, pleins de vins et coupes à boire. Une heure après l’avoir quitté, on me vint demander à quelle heure je voulais souper. Je m’excusai sur ce que je ne soupais pas d’ordinaire.

5 C’est la raison pour laquelle les lettres du marquis sont datées avec des fractions : 20/30 indiquant qu’on est le 20 en France et le 30 en Allemagne luthérienne.