LE TERRIER SELLION (1570-1582) DU MARQUISAT DE SAINT-ETIENNE, Communication de M. Michel Bourlier, BD, Tome LXVII, Montbrison, 2008.

 

 

 

Le propre du temps est de passer. Et le propre du temps est de durer…
Il construit le monde et du même mouvement il le détruit…

Jean d’Ormesson – Une fête en larmes – Laffont éditeur août 2005

Voilà bien un sujet que d’aucuns vont trouver « rabâché ». Sa vulgarisation médiatique se voudrait éducative à l’égard de nos lecteurs les plus jeunes comme des chercheurs qui, dans le monde d’artifice que nous traversons, traquent dans les collections de notre association cette stabilisation que leur refuse au quotidien la société du mondialisme. La présentation d’un très beau document d’archives nous donne l’occasion de tourner le dos à la sinistrose entretenue par nos médias !
Dans un ouvrage récent Jean d’Ormesson trace d’une plume trempée d’amertume ces mots : Le passé ne nous intéresse plus : nous ne pensons qu’à l’avenir . Et il est probable que nous, à notre tour, nous n’intéresserons plus guère un avenir qui, comme nous et davantage préfèrera demain à hier…
Le phénomène s’accélère dangereusement. Balzac dans les Illusions perdues met déjà dans la bouche de David Séchard ces propos prophétiques Nous arrivons dans un temps où les chemises et les livres ne dureront pas, voilà tout…
Puisque dans la geste de l’humanité l’écriture suit la parole, il faut mémoriser le temps qui passe, se méfier des communications toutes faites, n’attendre d’un ordinateur que ce qui aura pu lui être donné sur les critères fragiles d’un moment de cette pauvre humanité aussi médiocre soit elle. Il faut revenir aux sources manuscrites de notre histoire. Ce n’est là qu’un satellite infinitésimal perdu dans la pléiade des civilisations qui s’entre-dévorent… Les manuscrits ont seuls le privilège de fixer le temps qui s’écoule dans un arrêt sur image plus éloquent qu’une image virtuelle. En surgit ce que fut la vie, la mémoire d’une région aussi perdue soit elle dans le mondialisme ambiant, l’histoire d’une province…
Pierre Goubert, en matière d’Histoire donne comme règle de vie à tout historien professionnel ou amateur la dure formule qui suit : il convient avant tout d’être non pas un discoureur mais un véritable historien ce qui s’obtient à la fois par des lectures de qualité… et aussi par le travail d’abord artisanal qui consiste à hanter, déchiffrer et comprendre divers fonds d’archives… Seuls ceux-ci donnent des lumières directes, précieuses, parfois nouvelles…1
C’est pourquoi un temps d’arrêt peut paraître nécessaire sur un document terrier de la seconde moitié du XVIe siècle… Le terrier Sellion concerne les possessions de ce qui fut, grain de sable dans l’éternité, la première baronnie du Forez, le Marquisat de Saint-Priest et Saint-Etienne.
Le document a certes été banalisé par de rares historiens du XIXe siècle. Concurrencés par la course éperdue du progrès, il est difficile de passionner les foules sur l’Histoire Régionale en dehors de quelques cénacles privilégiés. Ces trop rares analyses restent inaperçues à l’époque en dehors de ces cercles fermés d’historiens et de bibliophiles. Il faut encore répondre au goût de l’époque, se référer à des temps plus reculés. Les débordements de la Renaissance, le sillage d’or et de sang de ses luttes fratricides, offrent encore un dramatique trop choquant pour qu’on s’y attarde. La loi du nombre s’inscrit déjà au ciel de la Culture. Restent pour le décor quotidien le buffet Henri II et pour l’esprit le souvenir scolaire enchanteur des sonnets ronsardisants. Localement il nous faudra attendre une bataille aussi hardie qu’inespérée, celle du sauvetage in extremis de la Bâtie d’Urfé pour consentir enfin à revenir sur ces à priori.
            Pour peu qu’on veuille s’y arrêter, le terrier Sellion accuse une valeur pédagogique exemplaire liée à une extrême qualité graphique d’abord, à sa densité exceptionnelle ensuite.
            Il concerne les droits et redevances toutes matérielles d’une seigneurie qui s’étend sur ce qui devient insensiblement la ville la plus revenante de la Province comme l’écrivait en 1604 Jacques d’Urfé bailli du Forez… Il ne répond pas ni à la paroisse du temps ni au découpage administratif du Saint-Etienne que nous connaissons. Ce recensement de droits matériels énumérés paraît même à priori incomplet. On perçoit vite les coupures de ces rentes nobles du temps ou des droits religieux qui, à chaque instant, viennent interrompre les prétentions de la Première Baronnie du Forez, en matière de droits fonciers (le cens lié à la notion féodale de toute construction emphytéotique par nature2) .
            Aux droits qui ont entouré la fondation de l’Abbaye de Valbenoîte s’est ajoutée une quantité de rentes nobles bien oubliées… Leur litanie lasserait nos mémoires sans que nous puissions même les situer. Elles s’attachent à des lieux disparus, défigurés par l’industrie : le Clapier, Monteille (passés par héritage direct d’une des branches des de la Bessée de Branloup et divisés dans sa descendance directe entre les Roissieu – puis Allard – les Fleureton et les Solleysel), le Soleil (aux Barallon), la Vaure (à Sorbiers – aux La Bérardière – puis aux Minimes de Lyon), la Bérardière (aux mêmes), la Chazotte (aux Bérardier), l’Etivallière (aux Bernou), Marnas (rue Elvire Smith Tivet), la Croix (passés par voie successorale des Pierrefort aux Desverneys-de Peyssonneaux, aliénés ensuite aux Chovet de la Chance qui en dressent terrier en 1772 ), la Merlée (avec ses droits sur La-Tour-en-Jarez, l’Etrat, Rochetaillée, Saint-Etienne) celle de la Porte (sur Saint-Etienne et Villars – Aux Paulat) . Certaines de ces rentes nobles dont le siège même avait été ou était extérieurs à la ville y comptent longtemps des redevances âprement disputées en dépit d’intérêts parfois bien mineurs3.
            Soutenue par des constructions de caractère encore visibles, la mémoire sélective garde encore le souvenir de celles de Nantas (Saint-Jean-Bonnefonds – aux Barailhon trésoriers de France à Lyon, passée aux Bernou), Soleymieu (à la Talaudière – aux mêmes, cédée à Gabriel Palerne, Secrétaire de la Reine Anne d’Autriche), Curnieu bien sûr dont la gracieuse tourelle domine l’autoroute à Villars, (aux Dalmais, passée aux Mathevon pour revenir enfin à une autre branche bien oubliée des Bernou).
Par contre qui peut encore situer celle de la Garde (au Chambon), celle de Sainte-Agathe (à la limite de Saint-Genest-Lerpt – objet d’une fondation spécifique en l’Eglise paroissiale de Saint-Etienne), celle des Combes (proche de Villars – Hugues Pierrefort Secrétaire du domaine de Forez Seigneur des Combes4 – parrain au registre paroissial Saint-Etienne 25 octobre 1620)…
            Ajoutons à cette confusion la rente noble du Tailhou (à Rochetaillée – aux Delesgallery), celle du Monastier (à Rochetaillée et Saint-Sauveur-en-Rue aux de Vernoux, puis acquise par une des branches des Delesgallery5), celle d’Apinac (aux mêmes).          
            Qui se remémore ces petits fiefs comme Reveu, la Bâtie à Saint-Etienne, en ces quartiers déshérités de la cité industrielle, ou la Grue aux Trémeolles de Barge capitaines châtelains de Saint-Héand ? 6

 

En dépit de beaucoup d’oublis, ajoutons au chaudron d’aussi antiques privilèges, les prébendes constituées au profit de nombre de services religieux instaurés en un lieu précis du culte de l’Eglise paroissiale, prébende de Saint-Agathe, de Saint-Antoine et Saint-Pancrace, prébende de Sainte-Anne, pour la Grand’Eglise7.
Cette énumération fastidieuse donne une idée très proche des tracasseries d’un temps qui comme le veut l’humanité de toujours n’eut jamais rien d’un long fleuve tranquille…
Le démantèlement des anciennes maisons féodales s’accompagne des inévitables aliénations successives des dévolutions successorales. Le phénomène se lit bien sûr au premier chef ici pour l’illustre maison de Saint-Priest, pour les de Saint-André d’Apchon seigneurs de Rochetaillée, mais encore pour des maisons de petite noblesse,comme celle de la Bessée pour le Clapier et Monteille.
Cet éparpillement infini de droits se trouve dû encore à la très ancienne tradition des fondations pieuses (les oeuvres pies)des testateurs du temps. L’héritage spirituel de la France féodale et chrétienne, l’origine d’une province née de la déchirure des biens de la puissante Eglise de Lyon et du leur pointilleux partage avec nos premiers Comtes de Forez, n’y sont pas indifférents. Dans ce sillage, à côté des possessions des puissantes Abbayes d’Ainay, de la Chaise Dieu, de l’Ile Barbe, nous trouvons des fondations minuscules comme celle du prieuré de Sainte-Foy-du-Châtelet à Saint-Victor-sur-Loire placé sous l’autorité de l’Abbaye Sainte-Foy de Conques en Rouergue. Depuis sa fondation ce petit prieuré reçoit donations successives tant de nos Comtes que des populations les plus humbles. Son cartulaire s’étend dans sa modestie bien au-delà de ce petit groupe de bâtiments conventuels perdus sur une saillie rocheuse accrochée aux bords alors tumultueux de la Loire8.
La seigneurie de la Valette vendue aux Pianelli par les Rochefort passe par alliances aux Besset puis aux Palluat de Besset. Elle compte au sud de l’agglomération stéphanoise de multiples droits qui viennent s’imbriquer au coeur même de la rente noble de l’Abbaye de Valbenoîte9.
Charles de la Bessée cède de son côté partie de la rente noble du même nom à Christophe de Saint-Chamond premier Baron du Lyonnais. Ses droits s’affichent dans ceux du Marquisat de Saint-Priest !10
La gestion de la Seigneurie du Chambon par les Capponi, accélère brusquement cette redistribution au moment même où les premières installations industrielles (leurs martinets de Cotatay comme de la Fenderie d’Unieux pour les Seigneurs de Cornillon ou Monpassé pour Rochetaillée) induisent dans une blessante impudeur que ce sont sources plus revenantes que titres antiques de noblesse, innovations économiques et négoce. Suivant les données de l’Ancien Régime ces rentes nobles valent exonération de la taille (impôt sur le revenu). Leur possession permet donc aux nouvelles fortunes d’accéder aux privilèges de noblesse. Elles justifient de plus d’avides prétentions à l’exploitation de ressources privilégiées, comme les richesses minières qui cernent de toute part (réserve ou non) l’agglomération stéphanoise11.
C’est ainsi que Poix se voit cédé aux Julien-Chomat, plus tard de Villeneuve (pour advenir ensuite aux Micolon venus de leur papeterie d’Ambert). La Sauvanière revient ainsi aux Jourjon (qui délaissent la confection des fers à hostie pour la charge de contrôleur du roi en sa Manufacture).
Cet enchevêtrement de droits, souvent affermés, offre, comme on l’imagine, une source de finasseries juridiques et de conflits sans fin. Ils alimentent une floraison de capitaines châtelains ou châtelains (chargés des droits de justice locale) juristes, commissaires feudistes (droits seigneuriaux), procureurs fiscaux (relations des habitants avec leur seigneur). Les conseillers du roi en l’Election, à compétence fiscale, se partagent l’examen des revendications de cette toute fraîche « noblesse »12.
Les secteurs non touchés par l’économie industrielle nous montrent des seigneuries de moindre importance entourées des mêmes soins jaloux quant au recensement des revenus susceptibles d’y être levés. La seigneurie du Crozet, près de Saint-Germain-Laval, lors du décès du dernier seigneur du nom en 1647 à Montbrison, compte ni plus ni moins que dix terriers successifs13.
Ces complexités, décourageantes pour le moins, ne nuisent en rien à la lecture d’un document d’une rare beauté. Ouvrons le terrier Sellion. Comme de la lampe d’Aladin, surgit ainsi d’un constat inextricable, l’image fabuleuse et maîtrisée de cette époque charnière qui marque le difficile passage d’un Moyen Age ténébreux aux temps modernes.
Le terrier Sellion : un document d’une qualité graphique exceptionnelle.
Grossoyé (transcrit) avec un soin remarquable, cet important manuscrit comporte autant de grandes lettrines décoréesque de reconnaissances de propriétaires auprès de leur Seigneur. Ces reconnaissances visent non seulement les biens immobiliers sis sur l’emprise de la seigneurie mais bien sûr les redevances qui y sont attachées, avec les références aux terriers antérieurs14
D’un tracé superbe, les lettrines de ce terrier s’inscrivent dans la tradition gothique du siècle précédent. Mérite d’être connue la qualité insoupçonnée d’un document à vocation comptable : le Seigneur y conjugue passé, présent, futur, les redevances qui lui sont dûes en nature, comme en numéraire, (voire parfois celles relevant de rentes nobles lui échappant, ou encore liées à des donations pieuses15destinées aux ordres religieux ou établissements caritatifs existants).
Peintes à la sanguine, ces lettrines présentent un dessin artistique d’une grande créativité. Cette présentation donne au document dressé (comme toujours) par un notaire de province (Sellion) un témoignage d’art décoratif de premier ordre. La composition en est due à un nommé Eustache Martin dit de la Chapelle. Il porte l’indication précise et précieuse de son nom et de sa mission dans les entrelacs ajourés de la lettrine de la page 505. Il signe à nouveau mais plus lisiblement et sans fard aucun la 529, en fin d’ouvrage…

Au-delà de cet aspect artistique spectaculaire, don gratuit de l’Histoire à partager aux générations montantes, l’intérêt du document repose sur le recensement des professionnels possessionnés du temps.


1 Pierre Goubert : Parcours d’historien 1915-1995.

2 J.B. Galley : Le régime féodal dans le Pays de Saint-Etienne – X1V – XVIIe sièclesLoire Républicaine 1927 – pages 18 à 22 – La Visitation stéphanoise répond un siècle plus tard de 17 seigneuries différentes. A.D.L. B 21 97 – Saint-Galmier doit obédience à 26 seigneurs différents dont la reine douairière de France comtesse de Forez en 1583 depuis le rattachement du Forez à la couronne – Saint-Victor-sur-Loire relève au même moment de 12 seigneurs distincts.

3 A.D.L. Fonds 29 J -: dossiers 513/29 J, La Vaure à Sorbiers (Instance Drevon c/ Minimes de Lyon) et  516/29 J, Rente des Pères Minimes de Lyon sur la Vaure 1558-1747. – dossier 531/29 J, cession Soleymieu 12 avril 1666 – Desverneys notaire –  dossier 514/29J rente de la Merlée .

4 Chartes du Forez – t. XIV page 318 – N° 1250 – le 12 février 1699 achat par Jean Mathevon seigneur de Curnieu des rentes de Jonzieu, les Combes, la Garde, Sainte-Agathe, aux frères et soeurs de Pierrefort . A.M.S.E – série E – 17 octobre l725 inhumation de Pierre Louis Mathevon Seigneur de Sainte Agathe, avocat au Parlement, Juge de la ville, 60 ans environ, présenté en l’Eglise Notre Dame et transporté ensuite dans la chapelle des dames religieuses Sainte Catherine.-  Il s’agit d’un des fils de Jean Mathevon Seigneur de Curnieu et de Jeanne Dupleiney baptisé le 24 juillet 1668 + S.A.

5 A.D.L. 5E VT1767 560 – 23 mai 1640 – La cession pour 4.000 livres du martinet de Montpassé à Rochetaillée,  voit l’intervention simultanée des droits des rentes nobles de la Merlée (au Seigneur de